Langdon était atterré.
Pourtant, il n’était pas au bout de ses surprises…
— Après la rencontre avec les trois dignitaires religieux à Montserrat, avait poursuivi Winston, j’ai trouvé sur notre boîte vocale un message menaçant de l’archevêque Valdespino. Les deux autres étaient si inquiets qu’ils envisageaient d’annoncer eux-mêmes la découverte d’Edmond, afin d’en restreindre la portée et de jeter le discrédit sur ses travaux. Bien sûr, je ne pouvais pas les laisser faire.
La nausée avait envahi Langdon, qui luttait pour garder l’esprit clair malgré les oscillations de la cabine.
— Edmond a oublié une ligne de commande dans votre programme : Tu ne tueras point !
— Si c’était si simple, professeur… Les humains n’apprennent pas par l’obéissance mais par l’exemple. Regardez vos livres, vos films, vos mythes… les humains vénèrent ceux qui se sacrifient pour le bien de l’humanité. À commencer par Jésus !
— Je ne vois pas où est le bien de l’humanité dans tout ça !
— Vraiment ? Alors répondez à cette question : Si vous aviez le choix, qu’est-ce que vous préféreriez ? Un monde sans technologie… ou sans religion ? Sans médecine, sans électricité, sans transports… ou sans fanatiques tuant leurs semblables au nom de chimères ?
Langdon avait gardé le silence.
— Vous voyez, professeur. Les religions obscures doivent disparaître, pour que la science harmonieuse puisse régner.
À présent seul au sommet du château, Langdon contemplait les eaux scintillantes au loin. Il avait l’impression d’être coupé du monde. Il redescendit l’escalier de la forteresse et se promena dans les jardins aux senteurs de pin et de centaurée, s’efforçant d’oublier la voix de Winston. Ambra lui manquait tellement. Il brûlait de lui raconter ce qui s’était passé ces dernières heures. Il sortit le téléphone d’Edmond pour l’appeler, mais se ravisa aussitôt.
Julián et Ambra avaient besoin d’être seuls.
Ça attendrait.
L’icône W, à présent grisée et barrée par la mention : CONNEXION IMPOSSIBLE, figurait toujours sur l’écran. Langdon ne se sentait pas tout à fait rassuré. Même s’il n’avait rien d’un paranoïaque, il se méfiait de ce smartphone. Quelles fonctionnalités secrètes pouvaient encore se cacher dans ses circuits imprimés ?
Il s’enfonça dans un petit sentier et chercha un bosquet à l’abri des regards. Avec une pensée pour son ami disparu, il posa délicatement l’appareil sur un rocher. Puis, comme s’il pratiquait un sacrifice rituel, il leva une grosse pierre au-dessus de sa tête, et l’abattit sur le portable. Il ramassa les débris, les jeta dans une poubelle, et redescendit vers la ville.
Il se sentait mieux.
Et, curieusement, plus humain.
Les derniers rayons du soleil embrasaient les flèches de la Sagrada Família, projetant des traînées sombres dans le parc Plaça de Gaudí où flânaient les touristes.
Langdon regardait les gens patienter devant l’entrée, les amoureux prendre des selfies, les curieux faire des vidéos, les ados écouter de la musique, et tous ces gens occupés à envoyer des textos et à consulter leur smartphone, oublieux de la basilique à côté d’eux.
Une théorie avait établi au siècle dernier que tous les hommes sur Terre n’étaient séparés de leur prochain que par six poignées de main. Aujourd’hui, le nombre de maillons était tombé à quatre.
Bientôt, ce chiffre serait réduit à zéro, avait prédit Edmond Kirsch, annonçant la venue de la « singularité technologique » — le moment où l’intelligence artificielle, surpassant l’intelligence humaine, fusionnerait avec elle. Pour les enfants de cette humanité 2.0, l’homme d’aujourd’hui ferait figure d’arriéré…
Langdon avait du mal à se représenter ce futur, mais en observant les gens autour de lui, il était évident que la compétition serait féroce entre miracles de la religion et miracles de la technologie. Une lutte pour la survie.
Quand il put enfin entrer dans la basilique, Langdon fut soulagé de retrouver une atmosphère familière — bien différente de l’ambiance lugubre de la nuit précédente.
Aujourd’hui, la Sagrada Família bourdonnait de vie.
Des faisceaux iridescents — vermillon, or et pourpre — se déversaient des vitraux, embrasant le faîte des colonnes. Les centaines de visiteurs, le nez en l’air, contemplaient les voûtes multicolores, tels des lutins déambulant dans une forêt de lumière. Leurs murmures émerveillés créaient un bruit de fond rassurant.
À mesure que Langdon progressait dans le sanctuaire, il admirait toutes ces formes organiques. Son regard s’arrêta sur les entrelacs savants au plafond de la nef. Certains y voyaient un tissu vivant observé au microscope, avec ses membranes, ses cellules. Et aujourd’hui, en pleine lumière, la comparaison n’était pas si farfelue.
— Professeur ! appela une voix familière. (Langdon se retourna et reconnut le père Beña.) Je viens d’apprendre que vous aviez fait la queue — vous auriez dû m’appeler !
— C’est gentil à vous. J’ai ainsi pu contempler la façade. Et puis, je pensais que vous seriez en train de dormir après cette nuit agitée.
— Dormir ? répéta le prêtre en riant. Demain, peut-être.
— Quel contraste avec la nuit dernière, commenta Langdon.
— La lumière crée des merveilles. Comme la présence de tous ces gens, ajouta-t-il, pensif. En fait, puisque vous êtes là, j’aimerais vous montrer quelque chose. Si vous voulez bien m’accompagner…
Tandis que Langdon suivait le père Beña à travers la foule, il entendit le bruit des travaux. La Sagrada Família était encore en devenir.
— Vous avez vu la présentation d’Edmond Kirsch ? s’enquit Langdon.
L’ecclésiastique éclata de rire.
— Trois fois ! Je dois dire que cette notion d’entropie — l’univers qui « veut » disperser l’énergie — m’a fait un peu penser à la Genèse. Quand je réfléchis au Big Bang et à l’expansion de l’univers, j’imagine une sphère d’énergie qui se dilate dans l’espace… et chasse peu à peu les ténèbres.
J’aurais adoré avoir le père Beña comme professeur au catéchisme, songea Langdon.
— Le Vatican a pris position ?
— Pas encore. Il semblerait qu’il y ait certaines… divergences de point de vue. (Le prêtre haussa les épaules.) La question des origines est une pomme de discorde pour les chrétiens — surtout pour les fondamentalistes. Si vous voulez mon avis, on devrait passer à autre chose une fois pour toutes.
— Comment ça ?
— On devrait faire comme d’autres Églises — reconnaître ouvertement qu’Adam et Ève n’ont jamais existé, que l’évolution est un fait indiscutable, et que les chrétiens qui soutiennent le contraire nous font tous passer pour des imbéciles.
Langdon le regarda avec stupeur.
— Allons, professeur ! s’exclama Beña. Je ne crois pas que le Dieu qui nous a dotés de sens, de raison et d’intelligence…
— … nous a destinés à renoncer à leur utilisation ? termina Langdon.
Beña sourit de toutes ses dents.
— Je vois que ce cher Galilée ne vous est pas inconnu ! Les sciences physiques étaient mes premières amours. C’est la magnificence de l’univers réel qui m’a mené à Dieu. Voilà pourquoi cet édifice est si précieux à mes yeux. C’est l’église du futur… un sanctuaire intimement lié à la nature.
Langdon se demanda si la Sagrada Família — comme le Panthéon de Rome — pouvait être à la croisée des chemins, avec un pied dans le passé et un dans l’avenir, tel un pont entre une religion agonisante et une nouvelle. Si tel était le cas, la basilique allait avoir un rayonnement que personne ne pouvait encore imaginer.
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