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Tonino Benacquista: Les morsures de l'aube

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Tonino Benacquista Les morsures de l'aube
  • Название:
    Les morsures de l'aube
  • Автор:
  • Издательство:
    Éditions Rivages
  • Жанр:
  • Год:
    1992
  • Город:
    Paris
  • Язык:
    Французский
  • ISBN:
    978-2869306004
  • Рейтинг книги:
    3 / 5
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Les morsures de l'aube: краткое содержание, описание и аннотация

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Il est resté un bon moment devant le miroir sans tain pour assister à l'agonie de la fête. Le moment noir, détestable, l'heure des traînards impénitents, l'heure perdue ou les esprits dégèlent et ou la première lueur du jour est la pire des sentences. Ne jamais se lever. Ou ne jamais se coucher. Le doute le plus célèbre du monde. Est-il noble de se lever le matin en sachant déjà tous les emmerdements qui vont suivre ? Est-il lâche d'aller se coucher, de dormir jusqu'à en crever, et dire au revoir à tout ce qui nous bouffe l'existence ? C'est là la question.

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— Où est-ce qu’on dort, Bertrand ?

— Ici.

Désormais j’ai la déambulation casanière. C’est pour ça que je harcèle Mister Laurence avec mes questions. Lui, il est encore capable de dormir dans un imperméable sous une porte cochère. Moi, je ne demande ni un lit ni une chambre, je veux juste l’illusion d’un toit au-dessus de ma tête. Je ne suis pas assez poète pour me sentir à l’abri sous la voûte céleste. Je ne suis pas assez vagabond. Je ne suis pas un clodo. Il s’en est fallu de peu, je sais, mais j’ai choisi un autre genre de dérive.

Je reconnais quelques gueules célèbres. Une petite comédienne, les seins écrasés dans un perfecto zippé jusqu’au cou. On se demande bien pourquoi, compte tenu de la chaleur, et du fait que ses seins, on les a déjà vus à la télé quand elle jouait la Nana de Zola. Gaetano, un dessinateur de BD, me tape sur l’épaule. Je lui demande des nouvelles de son héros, il m’apprend qu’il est question de le faire crever bientôt. J’essaie de l’en dissuader quelques minutes puis retourne au champagne. Bertrand danse déjà. D’habitude il faut qu’il soit fin soûl avant de se laisser aller à gigoter un peu. Sa danse est d’un type parfaitement unique, il fait des enjambées à la Groucho Marx et met une petite claque sur la nuque des danseurs, ce qui n’est pas au goût de tout le monde, mais personne ne lui a encore cassé la gueule. Nouveau morceau des Clash, je suis à deux doigts d’aller rejoindre Bertrand sur la piste, ça change de cette bouillasse de merde qu’on entend un peu partout. Un peu de vrai rock, à l’ancienne, avec des guitares et des lignes mélodiques, ça vaut bien une nuit de sommeil. Encore une coupe et je serai dedans, j’irai parler aux filles, j’irai me trémousser sur la piste, j’irai faire le con un peu partout, je déclamerai une ode au mois de juin jusqu’au petit matin. C’est en voyant trois cents zombies s’activer autour de moi que l’essentiel m’apparaît enfin : qu’y a-t-il de bon à vivre ailleurs qu’ici ?

J’aurais pu me poser longtemps la question si je n’avais senti des présences dans mon dos.

Deux blazers avec écusson.

— Est-ce que vous voulez bien nous suivre, monsieur… Monsieur comment ?

— … C’est à moi que vous parlez ?

— Où se trouve le monsieur avec qui vous êtes arrivé ?

— Vous suivre ?…

— Quelqu’un veut vous voir, en bas, c’est juste une formalité.

— Vous devez vous tromper de gars, les gars.

— Ne nous obligez pas à vous y conduire de force.

Quand ils ont voulu m’empoigner par la manche, j’ai fait un bond de côté et heurté un serveur, son plateau de coupes s’est fracassé à terre sans qu’on puisse l’entendre, un petit groupe festif a ri vers moi, j’ai vu des cuisses nues ruisselantes de champagne et des baskets écraser le verre pilé. J’ai gueulé le nom de mon pote que j’ai vu danser au loin.

J’ai senti le crochet d’une main s’enfoncer dans mon épaule, j’ai buté dans un couple de danseurs égarés qui n’a rien senti, j’ai appelé à l’aide sans entendre mes propres mots. Alors j’ai hurlé à m’en faire péter la gorge, certains ont cru que je voulais chanter plus fort que la musique, j’ai reculé encore, parmi les buveurs statiques, pendant un instant je me suis cru invisible, mais les regards fixes de ces types en blazer m’ont détrompé. Ils m’ont coincé contre un buffet, et des convives, dérangés dans leur goinfrerie, sont allés investir celui d’à côté.

— Vous vous trompez de mec ! j’ai crié à l’oreille d’un des sbires.

Pour toute réponse il a voulu m’attraper par les revers, j’ai saisi un bac de viande en sauce pour lui envoyer à travers la figure. Je me suis brûlé, il a plaqué les mains sur son visage et je n’ai même pas entendu son cri de douleur. Les autres m’ont attrapé par les poignets pour me faire deux clés dans le dos, j’ai senti mes coudes se rejoindre. Le buste en avant, j’ai cru que tout allait craquer.

Brusquement, tout m’est apparu en suspension, les silhouettes qui s’étirent, la musique en distorsion. J’ai vu une chaise exploser dans une nuque, au ras de la mienne. Ça m’a libéré le bras gauche.

Bertrand, fou de rage.

Tu vois pas qu’ils sont dingues, Bertrand ?… Tout ça parce qu’on a vu de la lumière et qu’on a voulu manger des petits fours qui n’étaient pas à nous. Celui qui me camisole dans ses bras a le menton coincé dans ma joue. D’autres blazers sont arrivés. J’ai vu Bertrand tomber, et juste derrière lui, une ombre l’a rattrapé au plus bas de la chute. C’est en voyant qu’on le traînait à terre que j’ai cessé de lutter, j’ai glissé entre des bras surpris de ce manque de résistance. J’ai suivi le corps de Bertrand qui raclait le sol. Les danseurs, au loin, ondoyaient comme des flammes dans le brasier des corps mêlés.

2

De l’autre côté du miroir, l’incendie humain ressemblait à un vieux film en noir et blanc, les saccades de lumière du stroboscope découpaient la scène en seize images seconde, et tous les figurants, loin de se savoir regardés, gesticulaient rien que pour mes yeux. Un visage de femme m’est apparu, tout près, plein de tics et de tiraillements, elle s’est fait un raccord d’eye-liner et de rouge à lèvres avec toutes les grimaces d’un animal qui découvre pour la première fois son reflet. Bertrand, allongé par terre, a voulu revenir à lui. Au lieu de l’aider à se réveiller, je l’ai laissé geindre sans bouger, comme un matin de cuite, tout attiré que j’étais par ce qui se passait dans le ballroom au travers du miroir sans tain. Une belle plaque de verre d’un mètre sur deux, parfaitement irréelle, une fenêtre avec vue sur un veau d’or toujours debout, un panoramique teinté d’obscénité qui plonge en perspective au fin fond d’autrui. Comme si Dieu vous avait prêté ses verres fumés pour vous faire partager son désarroi face au spectacle décadent de ses créatures. Au besoin, il dirait, pas fier : « Bon ! O.K. ! j’ai inventé la danse et ils en ont fait ce truc convulsif et païen. J’ai inventé la musique et ils en ont fait le rock’n roll. J’ai inventé les anchois et ils en ont fait du beurre à tartiner sur des toasts, qu’ils mangent de surcroît la nuit en en foutant la moitié par terre. » Et moi, pantin aux yeux de verre, j’ai envie de lui dire qu’on trompe l’ennui comme on peut, parce que, quoi faire d’autre avec les mains nouées dans le dos ?

La vie devient dure pour les parasites. Ils ont pris des mesures draconiennes pour se débarrasser des nuisances. Qu’est-ce qu’on a fait, après tout ? On est des petites bêtes chiantes mais pas méchantes. Des rats qui se glissent partout mais qui savent se carapater quand ils sentent le piège à con. J’ai envie de crier à l’erreur judiciaire, faire machine arrière, dire : O.K. ! on ne le fera plus, dès demain matin on se mettra à travailler, on fera votre vaisselle, on rangera les caisses de champagne sans en ouvrir une, on lavera les nappes, on portera les tréteaux, et on se couchera de bonne heure sans faire d’histoires. Ça nous apprendra à jouer les vrais faux riches, à se vautrer dans la fête et faire comme si tout nous appartenait. Mais faut nous comprendre, aussi…

Si vous nous aviez vus, Bertrand et moi, au bureau de l’ANPE de la porte de Clichy, le matin de l’inscription. Le sketch auquel on a eu droit, avec d’autres, des demandeurs de tous âges, des licenciés, des dégraissés, assis sur des chaises, silencieux pendant le briefing du recruteur qui nous disait que, grosso modo, il ne fallait compter que sur soi pour se sortir de là. On avait rempli le questionnaire. Formation : aucune. Desiderata : aucun. Si ! Bertrand en avait un : devenir ambassadeur. Ou attaché culturel quelque part où il fait toujours chaud. Mais le placier n’aurait sans doute pas apprécié son sens de l’humour. Tout y était, la bruine du petit jour de novembre, les bruits du périphérique, le bâtiment en préfabriqué, le diaporama avec des employés de bureau qui sourient, et des soudeurs qui font des étincelles avec un masque sur la tête. On nous a souhaité bonne chance car, vu notre âge, il y avait encore de l’espoir malgré qu’on ne sache rien foutre. On s’est retrouvés dehors, avec notre papier rose dans la poche, celui qui nous permettait de toucher les ronds des assedic. Mister Laurence, impérial, a dit : « Tout ceci me paraît bien cloisonné. » Je n’ai pas bien compris sur le coup mais ça m’a semblé juste. C’était le matin du bilan, celui qui allait devenir le début de l’après. L ’après. C’est drôle de sentir que quelque chose se termine quand rien n’a vraiment commencé. Ce jour-là j’ai su qu’il suffisait d’un seul lundi matin pour faire le tour de toutes les questions qu’on laisse en suspens durant sa saine jeunesse. Une seule certitude, pourtant : nous étions deux, le nombre minimal pour ébaucher une dialectique et une méthode, ça nous donnait le droit de dire « on ». Mais hormis quelques idées de jobs à la con, le calcul des droits assedic sur un coin de trottoir, notre après commençait déjà à faire du surplace.

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