En conclusion, elle résuma : le tueur parisien s’appelait Joachim Palin. Il était le fils adoptif d’Alfonso Palin, amiral sanguinaire des dictatures argentines. Il avait tué trois fois à Paris, une fois à Managua, pour protéger son secret : l’existence d’héritiers d’un peuple des premiers âges, au fond d’une forêt argentine…
Durant plus d’une heure, Antoine Féraud l’avait écoutée en silence. Sans toucher sa tasse de thé. Il ne semblait ni choqué par l’idée qu’on l’ait mis sur écoute — pour de banales « histoires de cul » —, ni effrayé par la détermination de Jeanne. De son côté, elle retrouvait ce visage qui l’avait tant frappé lors de l’exposition des Viennois. Une délicatesse, une harmonie dans les traits, qui coïncidaient avec sa voix et sa sollicitude. Mais elle tiquait encore sur une certaine mollesse de l’expression. Cette figure ne cadrait pas avec la volonté requise pour une telle enquête.
— Et vous ? demanda-t-elle enfin.
Le psychiatre prit la parole. D’un ton posé, neutre, comme s’il avait dressé le bilan mental d’un patient :
— Nous avons mené la même enquête, Jeanne. Je suis moins doué, moins expérimenté que vous. Mais je possédais des informations que vous n’aviez pas. Des éléments révélés par le père en personne. Leur nom d’abord, Alfonso et Joachim Palin. Leur histoire en Argentine. Ou du moins une partie. Je savais que Joachim, après la tragédie des Garcia, avait fui la caserne de Campo Alegre et survécu dans la forêt.
— Palin ne m’a jamais parlé d’un peuple dans la forêt des Mânes. À mon avis, il n’est pas au courant. En revanche, il est fasciné par les pulsions criminelles de son fils adoptif. Alfonso Palin est lui-même, à sa façon, un tueur en série.
Le père, le fils et l’Esprit du Mal.
— L’autre information, c’était que Joachim souhaitait se rendre au Nicaragua. Son père savait qu’il voulait y rencontrer un certain Eduardo Manzarena.
— Quand avez-vous saisi la nature criminelle de Joachim ?
— Il y a eu l’avertissement du père, d’abord, le vendredi. Puis le premier article sur le meurtre de Francesca, le dimanche suivant, dans le JDD . J’ai compris qu’Alfonso avait dit vrai. Son fils était passé à l’acte. Je ne pouvais pas le contacter : il ne m’a jamais donné aucune coordonnée. J’ai trouvé le numéro de Manzarena, à Managua. Je n’ai pas réussi à lui parler. J’ai décidé de tenter une action plus risquée. Je suis allé chez Francesca Tercia le soir. Dans son atelier. En quête d’indices.
— A quelle heure ?
— 22 heures.
— Vous auriez pu croiser François Taine.
— J’ai seulement trouvé le crâne. Le lundi matin, j’ai pris un billet pour le Nicaragua. Je voulais prévenir, en personne, Manzarena.
— A Managua, j’ai écume les hôtels. Le nom de Féraud n’est jamais apparu.
— J’avais choisi une petite pension. Pris un autre nom. Une mesure de prudence… On ne m’a même pas demandé mon passeport. J’ai payé en cash.
— Comment avez-vous mené votre enquête ? Vous parlez espagnol ?
— Pas très bien. J’ai cherché Manzarena. Sans résultat. Je ne suis pas un enquêteur professionnel. J’ai aussi contacté les psychiatres de la ville. J’ai visité les centres spécialisés. Je cherchais les traces d’un adolescent qui aurait été soigné pour son autisme. J’ignorais alors que ni Palin ni Joachim n’étaient jamais venus au Nicaragua.
— Comment avez-vous découvert ma présence à Managua ?
— Par hasard. Je connaissais l’obsession de Joachim pour le sang. J’ai imaginé les lieux qui pouvaient l’intéresser. Les banques de sang en faisaient partie. C’est à ce moment que j’ai découvert que le patron de Plasma Inc. n’était autre qu’Eduardo Manzarena. J’y suis allé le mercredi. Juste au moment où vous sortiez du centre, l’air effaré. J’ai cru à une hallucination. À ce moment-là, vous n’étiez pour moi qu’une jeune femme ravissante, un peu perdue, que j’avais rencontrée dans une exposition la semaine précédente.
Jeanne nota les mentions « jeune » et « ravissante ». Les plaça soigneusement dans sa boîte à trésors. Et oublia instantanément le « un peu perdue ».
— Je vous ai suivie, continua Féraud. J’ai attendu devant la villa de Manzarena. J’ai vu arriver les voitures de police, les ambulances. Je vous ai vue parler avec une grande femme indienne. Je ne comprenais rien. Souvenez-vous : vous m’aviez menti sur votre activité. Vous vous étiez présentée comme une directrice de communication.
Jeanne haussa une épaule.
— Je n’ai pas voulu vous effrayer. Pour les hommes, il vaut mieux être hôtesse de l’air que haut fonctionnaire.
— Le prestige de l’uniforme… Vous portez bien une robe de magistrate, non ?
— Jamais. Les juges d’instruction n’assistent pas aux procès.
— Dommage.
Ils s’arrêtèrent net. Surpris tous deux par la tournure de la conversation. Ils badinaient en plein cauchemar…
— Ensuite ? reprit Jeanne, soudain sérieuse.
— J’ai trouvé un cyber café. J’ai fait des recherches à votre sujet. Vous êtes une sorte de célébrité dans votre domaine. J’ai compris que vous m’aviez manipulé.
— Je ne vous ai pas manipulé. C’est un concours de circonstances.
— Vous êtes apparue dans ma vie. (Il claqua des doigts.) Comme ça. Et j’apprends que vous êtes juge d’instruction. J’ai pensé que, dès le premier soir, vous vouliez me tirer les vers du nez grâce à vos charmes.
— Mes charmes ?
— Ne vous sous-estimez pas.
Le ton de flirt, encore une fois…
— Qu’avez-vous fait ensuite ?
— J’ai perdu votre trace le soir du meurtre. Le lendemain, j’ai enquêté sur Eduardo Manzarena. C’était facile : tous les journaux ont fait son portrait. Entre-temps, j’avais lu la presse française et découvert que Joachim avait frappé deux fois avant Francesca, à Paris. Mais je n’avançais pas à Managua. Je n’avais aucune piste, aucun indice, rien. Et impossible de retrouver Joachim et son père dans cette ville. J’ai compris que je m’étais trompé. Je n’avais ni les moyens ni les compétences pour les retrouver.
— Pourquoi êtes-vous parti au Guatemala ? Vous avez suivi ma trace ?
— Non. Un autre hasard. Je suis allé à l’ambassade de France, le jeudi soir. J’ai rencontré un attaché culturel, un dénommé Marc, qui s’est montré très coopératif.
— Nous aurions pu nous croiser là-bas.
— Exactement. Dans la conversation, il a évoqué une Française qui venait de partir pour Antigua. Excusez-moi, mais, selon lui, cette femme avait l’air un peu… hystérique. J’ai deviné que c’était vous… À l’aube, j’ai pris l’avion pour Guatemala City. J’ai loué une voiture et j’ai foncé jusqu’à Antigua. Là-bas, j’ai sillonné la ville. Ce n’est pas très grand. Je vous ai finalement aperçue. Vous sortiez de l’église de Nuestra Señora de la Merced.
— J’avais l’air hystérique ? Féraud sourit.
— Héroïque, plutôt. Je ne vous ai plus lâchée.
Le psychiatre se tut. C’était l’heure des choix. Amis ou ennemis ? Associés ou rivaux ? Au fond d’elle-même, Jeanne jubilait. Elle n’était plus seule. Elle allait poursuivre son enquête avec le plus mignon des psychiatres parisiens. Qui ne lésinait pas, en plus, sur les compliments…
S’efforçant de ne pas montrer son état d’esprit, elle prit sa voix glacée de magistrate pour demander :
— Votre conclusion ?
— Le père et le fils vont continuer leur voyage. En Argentine. Ils ont fait le ménage ici, côté sang. Ils vont le faire là-bas, côté crâne.
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