Jeanne eut envie de proposer son hypothèse — vécue — d’un homme schizophrène possédant deux personnalités, dont l’une était frappée d’autisme. Un enfant coupé du monde, à l’intérieur d’un homme civilisé. Mais elle devinait déjà que Garaudy réagirait comme Bernard Level, le profiler : absurde.
Elle revint aux faits tangibles du dossier :
— Certains détails des scènes de crime nous laissent penser que le tueur souffre d’autisme.
— C’est ridicule. Cette pathologie ne…
— On m’a déjà expliqué. Mais qu’est-ce que vous pensez de ceci ?
Jeanne sortit de son sac les clichés des empreintes de mains sanglantes. Les images brillaient si fort au soleil qu’elles semblaient brûler. La directrice regarda posément les tirages, imperturbable. Jeanne soupçonnait chez elle une force de caractère unique, sans parvenir à identifier sa nature ni son origine.
— Ce sont les photos de la scène de crime de Marion ?
— Oui. Mais les deux autres scènes portent les mêmes empreintes.
— Et alors ?
— On voit bien que le tueur tourne autour du corps, sans doute à quatre pattes. Ses mains sont inversées par rapport aux pieds. Cela peut être, paraît-il, un signe d’autisme.
— Et de bien d’autres choses. C’est tout ce que vous avez ? Jeanne faillit évoquer la voix de fer de l’enfant-monstre. Son impossibilité de dire « je ». La litanie de Porque te vas… Mais il aurait fallu expliquer où elle avait récolté ces indices.
— Que pensez-vous de ces dessins ? demanda-t-elle en montrant des images des inscriptions sanglantes. Pourraient-ils avoir été tracés par un autiste ?
— Oui.
Jeanne se raidit. Une nouvelle fois, elle avait lancé son coup de sonde à l’aveugle. Une nouvelle fois, elle obtenait une réponse positive.
— Expliquez-moi.
— J’ai souvent vu des alphabets de ce genre… La répétition des motifs. L’alignement de l’ensemble. Il pourrait s’agir d’un de ces néo-langages qu’inventent parfois les autistes.
— Qu’est-ce que ça peut vouloir dire ?
— En général, cela a surtout valeur de protection.
— Une protection ?
— Les dessins, quand ils sont alignés ainsi, jouent un rôle de barrage. Des fresques, des frises, qui ont valeur de frontière. Bettelheim a décrit le cas d’une petite fille, Laurie, qui construisait une « frontière » avec des écorces. Elle reproduisait des ondes sinusoïdales presque parfaites…
— Le tueur aurait voulu protéger ainsi l’espace de son sacrifice ?
— Peut-être. Son monde, en quelque sorte.
Hélène Garaudy regarda sa montre. La pause-déjeuner était terminée. Jeanne glissa une dernière question :
— Est-ce que, de près ou de loin, le cannibalisme pourrait avoir un lien avec l’autisme ?
— Vous avez la tête dure, fit la psychiatre avec irritation. Je vous ai dit que le meurtrier ne peut pas souffrir d’une telle pathologie.
— Mais peut-on imaginer un rapport entre ces deux éléments ?
— D’une certaine façon, concéda Garaudy. Seulement d’un point de vue fantasmatique. De nombreux psychanalystes, comme Mélanie Klein, dans les années trente, ont remarqué que les pulsions sexuelles des autistes sont agressives.
— Jusqu’au cannibalisme ?
— Le fantasme peut aller jusqu’à la dévoration, oui. Mais, encore une fois, votre tueur ne peut être autiste. Cette pathologie est une véritable infirmité mentale, au même titre qu’un handicap physique.
Hélène Garaudy rendit les photos et se leva.
— Je suis désolée, fit-elle en attrapant son sac. C’est l’heure du boulot.
Jeanne lui emboîta le pas. Elles traversèrent la pelouse, pénétrèrent dans le bâtiment et descendirent un escalier qui menait aux vestiaires. L’air frais de la climatisation leur fouetta le visage. Jeanne eut l’impression de traverser un miroir glacé.
— Ils n’ont jamais su régler ce truc…, murmura Garaudy.
Elle se dirigea vers un des casiers qui tapissaient le mur. Elle l’ouvrit, ôta son maillot sans la moindre gêne puis enfila un boxer noir et un soutien-gorge de même couleur.
Elle se releva et demanda en observant Jeanne :
— C’est quoi, ce petit chemisier ?
Jeanne portait une chemise de coton très légère, noire et transparente, qui révélait les lignes de son soutien-gorge extra-fin. Elle prit le ton neutre de l’expert en déminage qui présente les composantes d’une bombe :
— Coton. Mailles fines. Joseph.
— Ça doit rendre fous les mecs, non ?
Elles rirent. Jeanne s’imaginait bien prendre un brunch avec cette femme. Echanger quelques inepties sur les hommes. Mais Hélène Garaudy sortit une blouse noire. Un col blanc. Un voile…
Jeanne était stupéfaite. La psychiatre était une religieuse. Ainsi s’expliquait son sang-froid face au meurtre barbare de Marion Cantelau. La force universelle de la foi.
— Je vous présente sœur Hélène, fit-elle en esquissant une révérence. De l’ordre des Carmélites de Sion. L’institut Bettelheim est religieux à 50 %. Et comme vous pouvez le constater, c’est cette moitié-là qui commande.
Jeanne ne pouvait répondre, estomaquée.
— Méfiez-vous des apparences, sourit la sœur. Surtout quand elles sont toutes nues…
— Ça pue, non ?
Jeanne était d’accord. Elle se trouvait maintenant au pied des bâtiments vitrés des laboratoires Pavois. Quand elle s’était annoncée à l’accueil, Bernard Pavois avait préféré la rejoindre puis l’avait guidée dehors. Elle se demandait pourquoi. Une puanteur lourde, lancinante, rouillée, écrasait tout.
— Ce sont les usines de Saint-Denis, expliqua le géant. Des vestiges du grand développement industriel du département. Vous savez pourquoi tant d’usines ont été construites dans le 93 à partir de la fin du XIX esiècle ?
— Non.
— A cause du régime des vents. Les Parisiens — les capitalistes — voulaient être sûrs que les odeurs industrielles ne se dirigeraient pas vers la capitale. Et surtout pas vers l’ouest, où on construisait les quartiers chics de Paris. Quand j’étais môme, les unités de Saint-Gobain tournaient encore à Aubervilliers, avec leur odeur de soufre, à côté de sites qui brûlaient les os des abattoirs de La Villette. On ne disait pas alors « Ça sent le soufre » ou « Ça pue la mort », on disait : « Ça sent Aubervilliers. »
— Vous êtes né dans le département ?
— A Bondy. Comme André Malraux.
Jeanne se retourna et considéra le long bâtiment de béton et de verre. Des milliers de mètres carrés d’activité scientifique. Quatre étages de lieux stériles, d’ordinateurs et de chercheurs en blouse blanche. La preuve manifeste de la réussite de Bernard Pavois. Une unité de science totalement aseptique, en pleine banlieue défavorisée.
— Le 9–3 mène à tout, fit-elle d’un ton ironique.
— A condition d’y rester. J’ai toujours voulu faire quelque chose pour ma région. C’est pour ça que j’ai monté ce laboratoire. J’aurais pu végéter dans un service de recherches mais je voulais leur montrer, à tous, que cette banlieue Nord n’est pas seulement un enfer de pollution, de misère et de violence. Je ne suis pas sûr d’avoir réussi. Au fond, ce qui est le plus connu chez nous aujourd’hui, ce sont les émeutes des cités et les deux pauvres gosses qui sont morts planqués dans un transfo…
La première fois, Bernard Pavois lui était apparu comme un bouddha froid et impassible. Il semblait aujourd’hui passionné, militant, emporté. Un Golem au sang chaud.
— Je peux fumer ? demanda-t-il. L’odeur ne vous dérange pas ?
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