Discrètement, il mit en route son dictaphone.
— Parle-moi de ta famille, Patrick.
— Y a pas grand-chose à dire.
Avant de se mettre en route, Freire l’avait déjà interrogé dans son bureau. Il avait obtenu un portrait parcellaire. 54 ans. Pêcheur à Guéthary depuis six ans. Auparavant, des petits boulots dans le sud de la France. D’abord à l’est puis à l’ouest. Notamment sur des chantiers — élément qu’on retrouvait dans son esquisse de nouvelle identité. Patrick s’était toujours débrouillé mais à la limite de l’errance, du vagabondage.
— Tu as des frères ? des sœurs ?
Le géant s’agita sur son siège. Freire sentait l’habitacle bouger à chaque mouvement.
— On était une famille de cinq mômes, fit-il enfin. Deux frères, trois sœurs.
— Tu les vois toujours ?
— Non. On vient de Toulouse. Ils sont restés dans la région.
— Et tes parents ?
— Morts y a longtemps.
— Tu as passé ton enfance à Toulouse ?
— À côté. À Gheren, un p’tit bled de la banlieue. On vivait à 7 dans un F2.
Le flux de la mémoire revenue, claire, précise. Il n’était plus question d’hypnose, de solutions chimiques, de bribes arrachées.
— Avant Sylvie, tu as connu des histoires sérieuses ?
Le colosse hésita, puis reprit plus bas :
— Les femmes et moi, ç’a jamais été le Pérou.
— Donc, pas d’histoires ?
— Une seule. À la fin des années 80.
— Où ?
— Près de Montpellier. À Saint-Martin-de-Londres.
— Comment s’appelait-elle ?
— C’est vraiment important de parler de tout ça ?
Freire acquiesça de la tête. Il gardait les yeux braqués sur la route. Biscarosse. Mimizan. Mézos… Toujours la ligne des pins. Le crachin. La monotonie asphyxiante…
— Marina, murmura Patrick. Elle voulait se marier.
— Et toi ?
— Pas trop, mais on s’est mariés quand même.
Mathias était surpris. Bonfils s’était donc fixé une fois.
— Vous avez eu des enfants ?
— Non. J’ai jamais voulu.
— Pourquoi ?
— J’ai pas des super-souvenirs de ma propre enfance.
Freire n’insista pas. Il gratterait dans les dossiers sociaux de l’époque. Il y avait de fortes chances pour que Bonfils ait grandi dans un foyer de misère, marqué par l’alcoolisme et les violences conjugales. La tendance aux fugues dissociatives pouvait puiser ses racines dans une enfance chaotique.
— Qu’est-ce qui s’est passé avec Marina ? Vous avez divorcé ?
— Jamais. J’me suis barré, c’est tout. Elle est à Nîmes maintenant, je crois.
— Pourquoi tu es parti ?
Pas de réponse. Une fuite, déjà, mais sans changement d’identité. Freire imaginait une existence qui refusait tout engagement. Une succession d’hésitations, de velléités, d’esquives…
Il laissa le silence s’imposer dans l’habitacle. Le soleil réapparaissait, coloriant le ciel d’un mordoré tirant sur le rouille. D’autres noms de villages défilaient. Hossegor. Capbreton. Les forêts landaises touchaient à leur fin. Mathias en éprouvait un soulagement secret. Il crut que Bonfils s’était endormi mais son énorme carcasse réapparut dans le rétroviseur.
— Doc, je vais rechuter ?
— Il n’y a aucune raison.
— Je me souviens de rien. Qu’est-ce que je t’ai raconté ?
— Il vaut mieux ne pas revenir là-dessus.
Freire aurait aimé au contraire revenir sur chaque détail. Décrypter chaque création de son inconscient. Ainsi, il notait au passage que Patrick avait baptisé sa compagne fictive « Auffert » — deux syllabes qui pouvaient bien sûr s’écrire « offert ». En réalité, Mathias aurait préféré garder Bonfils sous observation afin d’arpenter les chemins de sa psyché.
Comme s’il suivait la même idée, Bonfils demanda :
— Tu vas continuer à t’occuper de moi ?
— Bien sûr. Je vais venir te voir. Mais on va travailler avec des médecins du Pays basque.
— J’veux pas d’autres spycatres . (Il parut se souvenir d’un autre détail.) Et cette histoire de clé à molette ? d’annuaire ? le sang ?
— Je n’en sais pas plus que toi, Patrick. Mais si tu me fais confiance, je te jure que nous allons éclaircir tout ça.
Le géant se tassa au fond de la banquette. La sortie BIARRITZ apparut au-dessus des voies de bitume.
— Prends là, ordonna-t-il. J’ai laissé ma voiture sur le parking de la gare.
— Ta voiture ? Tu te souviens de ça ?
— Je crois, ouais.
— Tu sais où tu as mis tes clés ?
— Merde, fit-il en palpant, par réflexe, les poches de son pantalon. C’est vrai. J’en sais rien.
— Et tes papiers d’identité ?
Bonfils perdit tout enthousiasme :
— Je sais pas ce que j’en ai foutu non plus. Je sais plus rien…
Freire prit la rampe sur la droite et suivit la direction de Biarritz. L’atmosphère changea d’un coup. Le soleil braquait maintenant ses rayons à découvert. Les rues montaient et descendaient comme sous l’influence d’une humeur sautillante. Des maisons à colombages rouges ou bleus jaillissaient d’une autre époque — d’une autre culture. Au sommet de chaque colline, les toits de tuiles roses s’égrenaient jusqu’à la mer. C’était d’une beauté violente, intacte, presque primitive.
— Laisse tomber la bagnole, dit Bonfils d’une voix sourde. Suis le littoral. Après Bidard, c’est Guéthary.
Ils longèrent une côte éclaboussée de genêts et de bruyères, où les constructions balnéaires s’agglutinaient au point de se chevaucher. Ces baraques n’avaient plus rien de traditionnel ni d’harmonieux. Pourtant, un parfum basque, très ancien, plus fort que tout, flottait. Les pins, les ajoncs, les tamaris venaient lécher le seuil des maisons. L’air marin, doré, salé, surfait sur le vent et enluminait chaque détail.
Mathias souriait malgré lui. Il se dit qu’il aurait dû s’installer dans cette région. La route devint d’un coup plus étroite — on ne pouvait passer qu’à une seule voiture — jusqu’à une petite place de village ombragée. Ils étaient arrivés à Guéthary. Serrées au coude à coude, les maisons à colombages avaient l’air de mener un conciliabule, penchées sur les terrasses des cafés. Au fond, un fronton de pelote basque se dressait comme une main, en signe de bienvenue.
— Tout droit, fit Bonfils d’une voix chargée d’excitation. On arrive au port.
Mathias Freire pensait avoir le cuir dur mais les retrouvailles entre Patrick et Sylvie le touchèrent en profondeur. L’âge des protagonistes, leur amour qu’on sentait encore frémissant, et cette pudeur tout en retenue qui s’exprimait par des cillements, des mots murmurés, des gestes hésitants, bien plus poignants que de grandes effusions.
Il y avait aussi leur dégaine de laissés-pour-compte. Sylvie était une petite femme rougeaude, à la face ravagée de rides et de cicatrices. Sa couperose et ses traits bouffis trahissaient un passé d’alcoolique. Comme Patrick, elle avait dû connaître des années à ciel ouvert. Au bout de leurs galères, ces deux-là s’étaient trouvés.
Le décor ajoutait au réalisme poétique de la scène. Le port de Guéthary n’était qu’une pente de ciment où s’échouaient quelques barques, peintes de couleurs vives. Le temps s’était déjà couvert. À travers les nuages, le soleil s’obstinait pourtant et distillait une lumière vitreuse. La séquence semblait se dérouler au fond d’une bouteille de verre — comme celles qui abritent des voiliers miniatures.
— Je sais pas comment vous remercier, dit Sylvie en se tournant vers Mathias.
Il s’inclina en silence. Sylvie fit un geste vers une coursive en bois, accotée à la roche, qui surplombait la mer :
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