— Ouais.
— Ensuite, les banderilleros continuent le boulot, en triturant la plaie et en précipitant l’hémorragie.
— Si vous avez les réponses, pourquoi vous posez les questions ?
— Je veux me faire une idée des étapes de la mise à mort. Tout ça doit saigner un max, non ?
— Non. Tout se passe à l’intérieur du corps. Le matador doit éviter les poumons. Si le taureau crache du sang, le public n’aime pas ça.
— Tu m’étonnes. L’épée, c’est le coup de grâce ?
— Vous commencez à m’emmerder. Vous cherchez quoi au juste ?
— Notre agresseur pourrait être un matador.
— Je dirais plutôt un boucher.
— Ce n’est pas synonyme ?
Le mayoral se dirigea vers la porte. L’entrevue était terminée. Anaïs avait encore une fois gâché son interrogatoire. Elle le rattrapa sur le seuil. La pluie s’était arrêtée. Un soleil incertain filtrait dans la cour, faisant briller les flaques comme des miroirs.
Elle aurait dû rattraper le coup mais ne put s’empêcher de demander :
— C’est vrai que les toros bravos ne voient jamais de femelles ? Ça les rend plus agressifs d’avoir les couilles pleines ?
Bernard Rampal se tourna vers elle. Il prononça entre ses dents serrées :
— La tauromachie est un art. Et tout art a ses règles. Des règles séculaires.
— On m’a dit que dans le campo, ils se montaient les uns sur les autres. Des enculés dans l’arène, ça la fout plutôt mal, non ?
— Cassez-vous de chez moi.
Merde. Merde. Merde.
Au volant de sa voiture, Anaïs s’injuriait elle-même. Après son interrogatoire foireux de la veille auprès du médecin golfeur, elle remettait ça avec l’éleveur de taureaux. Il lui était impossible de ne pas être agressive. Impossible de ne pas tout gâcher avec ses attaques puériles, ses provocations à deux balles. Elle avait en charge une enquête criminelle et elle la jouait punk rebelle, en lutte contre le bourgeois.
Le sang lui cognait à la tête. Une suée glacée voilait son visage. Si l’un ou l’autre client appelait le Parquet, elle était morte. On choisirait un autre enquêteur, plus expérimenté, moins impulsif.
Elle stoppa à Villeneuve-de-Marsan. Se moucha, s’envoya une rasade de collutoire et un coup de pulvérisateur. Elle hésitait à visiter les gendarmes. Il faudrait être plus que jamais diplomate et elle s’en sentait incapable à cet instant. Elle mettrait Le Coz sur ce coup. Le meilleur pour les relations extérieures.
Elle enclencha une vitesse et repartit aussi sec. Cette fois, elle délaissa les départementales et joignit la N10 puis l’E05. Direction Bordeaux.
Son portable sonna. Elle répondit d’un geste — elle roulait à 180 kilomètre-heure.
— Le Coz. J’ai bossé toute la nuit, sur Internet. Et ce matin, auprès de l’état civil et des services sociaux.
— Fais-moi la synthèse.
— Philippe Duruy est né à Caen, en 1988. De parents inconnus.
— On n’a pas l’identité de la mère ?
— Non. Il est né sous X. Si on veut ouvrir le dossier, il va falloir mener une procédure et…
— Continue.
— Placé sous tutelle de l’Aide Sociale à l’Enfance. Il rebondit de foyers en familles d’accueil. Il s’y tient à carreau, ou à peu près. À 15 ans, il atterrit à Lille. Il commence un CAP d’agent de restauration polyvalent. Pour bosser dans les cantines. Au bout de quelques mois, il plaque tout et devient punk à chien. Des rangers, un molosse, et en route. On retrouve sa trace deux ans plus tard, au festival d’Aurillac.
— C’est quoi ?
— Un festival consacré au théâtre de rue. Il est interpellé pour détention de stupéfiants. Mineur, il est libéré.
— Quels stupéfiants ?
— Amphètes, ecsta, acide. J’ai trouvé aussi la trace d’au moins deux autres interpellations. À chaque fois dans le sillage d’un festival de rock ou d’une rave. Cambrai en avril 2008. Millau en 2009.
— Pour possession de stupéfiants ?
— Plutôt pour baston. Notre ami était du genre querelleur. Il s’est embrouillé avec les videurs.
Anaïs revoyait le corps de la victime qui comptait plus d’os que de kilos. Le môme n’avait pas froid aux yeux. Ou alors il était complètement défoncé chaque fois. Une chose était sûre : pas question de lui injecter de force quoi que ce soit. Le tueur l’avait approché en douceur.
— Et plus récemment ?
— Tout ce que j’ai, c’est une apparition en janvier dernier.
— À Bordeaux ?
— À Paris. Un autre concert. Le 24 janvier 2010 à l’Élysée-Montmartre. Duruy s’est battu, encore une fois. Il avait sur lui deux grammes de brown. Commissariat de la Goutte-d’Or. Cellule de dégrisement. Garde à vue. On l’a libéré dix-huit heures plus tard, sur ordre du juge.
— Pas de mise en examen ?
— Deux grammes, c’est de la consommation personnelle.
— Ensuite ?
— Plus rien jusqu’à la fosse de maintenance. On peut supposer qu’il est revenu ici fin janvier.
Inutile de retracer son passé de zonard par le menu. Seuls comptaient les derniers jours. L’assassin était une rencontre de dernière heure, qui n’appartenait pas au monde de la zone.
— T’as des nouvelles des autres ?
— Jaffar a passé la nuit avec les zonards.
La nouvelle lui fit chaud au cœur. Malgré ses ordres, ni Le Coz ni Jaffar n’étaient rentrés dormir. Un pour tous, tous pour elle …
— Qu’est-ce qu’il a trouvé ?
— Pas grand-chose. Duruy n’était pas du genre liant.
— Les foyers d’accueil ? Les soupes populaires ?
— Il y est en ce moment même.
— Et Conante ? Les bandes vidéo ?
— En plein visionnage. Pour l’instant, c’est zéro. Duruy n’apparaît sur aucune.
— Zak ?
— Pas de nouvelles. Il doit secouer les dealers au réveil. Il paraît que tu lui as demandé de prendre le relais.
Le Coz avait dit ça sur un ton fermé mais elle n’avait pas le temps de ménager les susceptibilités. Une idée la traversa.
— Appelle Jaffar. Dis-lui de creuser sur le chien.
— Quoi le chien ? On a appelé les refuges animaliers. Aucune trace du clebs. D’ailleurs, on connaît même pas sa race. À tous les coups, il est mort et enterré.
— Interrogez les bouchers. Les marchés. Les grossistes en viande. Les mecs comme Duruy ont toujours des plans pour nourrir leur bête.
Il y eut un bref silence. Le Coz parut désorienté.
— Qu’est-ce que tu cherches au juste ?
— Un témoignage. Quelqu’un qui aurait vu Duruy en compagnie d’un autre homme — celui qui lui a injecté la dope.
— Ça m’étonnerait qu’un boucher ait la réponse.
— Qu’il voie aussi du côté des fringues, enchaîna Anaïs. Duruy devait s’habiller dans les surplus ou chez Emmaüs. Je veux que tu retraces ses dernières acquisitions.
— Il devait surtout passer ses journées au tape-cul.
— Je suis d’accord. Il faut aussi trouver le lieu où il faisait la manche. Un homme, avant nous, a fait le même boulot, tu piges ? Il l’a repéré. Surveillé. Étudié. Mettez-vous dans ses pas. Vous croiserez peut-être son ombre. T’as des nouvelles photos de Duruy ?
— Ses portraits anthropométriques, ouais.
— Montrez ces clichés aux mecs que vous interrogez. Et envoie-les-moi sur mon iPhone.
— OK. Et moi ?
Anaïs le lança sur la piste des anesthésiques. Vérifier les stocks, les prescriptions d’Imalgene et de kétamine dans la région d’Aquitaine — éventuellement les casses qui se seraient produits dans les cliniques ou les unités de production. Le Coz acquiesça, sans entrain.
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