— Je connais deux hommes qui ont une étrange conception des métiers de la sécurité.
— Mêtis n’est pas en cause. Les responsables de ce bordel sont ceux qui ont utilisé l’ACSP pour couvrir leurs… intervenants.
Il était donc au courant des détails de l’opération. Un coup de tonnerre retentit, comme l’onde de choc d’un séisme. Le ciel paraissait en granit, ou un quelconque minerai qui craquait de l’intérieur.
— Qui ? demanda-t-elle d’une voix nerveuse.
— Mêtis développe de nouveaux produits. Des anxiolytiques, des antidépresseurs, des somnifères, des neuroleptiques… En amont des sites de production, des laboratoires isolent des molécules, synthétisent, mettent au point des pharmacopées. C’est le fonctionnement normal d’un groupe pharmaceutique.
— Quel rapport avec les mercenaires de l’ACSP ?
Le Boiteux buvait lentement son Coca. Il observait à travers l’averse les lignes grises, parfois tachées de couleurs, derrière la vitre. Des usines, des entrepôts, des centres commerciaux.
— L’armée garde un œil sur ces recherches. Le cerveau humain est et restera toujours la cible fondamentale. Mais aussi, si tu préfères, l’arme primordiale. Nous avons passé la dernière moitié du siècle dernier à développer l’arme nucléaire. Tout ça pour surtout ne pas l’utiliser. Contrôler l’esprit, c’est une autre manière d’éviter le combat. Comme dit Lao-tseu : « Le plus grand conquérant est celui qui sait vaincre sans bataille. »
Anaïs détestait les gens qui utilisent des citations. Une façon sournoise de se hisser au niveau du penseur. Elle n’avait pas l’intention de se faire enfumer une fois encore.
— Mêtis a découvert une molécule.
— Pas Mêtis. Un de ses laboratoires satellites. Une unité de recherches dont le groupe est actionnaire.
— Quel est le nom du laboratoire ?
— Je ne sais pas.
— Tu me prends pour une conne ?
— Je n’insulterais pas ma famille. Je participe à des réunions où ce genre de détails n’est pas mentionné. C’est un labo en Vendée. Un centre d’essais cliniques qui mène des recherches à blanc. En général inutilisables.
— Une molécule qui provoque des fissions mentales ? Inutilisable ?
— C’est ce qu’on nous a vendu. En réalité, la molécule n’est pas stabilisée. Ses effets sont ingérables.
— Tu ne peux pas nier que des cobayes ont fait des fugues psychiques, provoquées par un médicament inédit.
Chatelet hocha lentement la tête. Un mouvement qui pouvait tout signifier. La pluie cernait la Mercedes, comme les brosses frémissantes d’une station de lavage.
— Ce qui nous intéresse, c’est le contrôle du cerveau. Pas de provoquer des feux d’artifice.
— « Nous », c’est qui ?
— Les forces de défense du pays.
— Tu es devenu un militaire français ?
— Je ne suis qu’un consultant. Un go-between entre Mêtis et le gouvernement. Je suis actionnaire minoritaire du groupe. Et je connais aussi les dinosaures qui ont encore droit de cité dans l’armée française. À ce titre, j’ai participé à l’élaboration du protocole. C’est tout.
— Comment s’appelle ce protocole ?
— Matriochka. Poupée russe. À cause de la fission en série que provoque la molécule. Mais le programme est définitivement arrêté. Tu enquêtes sur quelque chose qui n’existe plus. Le scandale a déjà eu lieu, chez nous, et c’était un pétard mouillé.
— Et les éliminations ? Les rapts ? Les tortures mentales ? Vous vous croyez au-dessus des lois ?
Chatelet but encore une gorgée de Coca. Anaïs se sentait brûlante. Par contraste, elle percevait chaque pétillement glacé sur les lèvres de son père.
— Qui est mort exactement ? demanda-t-il en jouant de son accent du Sud-Ouest. Quelques paumés solitaires ? Une ou deux putes qui n’ont pas su tenir leur langue ? Allons ma fille, tu es déjà trop âgée pour jouer les idéalistes. Au Chili, on dit : « Ne pèle pas le fruit s’il est pourri. »
— Il faut l’avaler tel quel ?
— Exactement. Nous sommes en guerre, ma chérie. Et quelques expérimentations humaines ne sont rien comparées aux résultats escomptés. Chaque année, les attentats terroristes provoquent des milliers de morts, déstabilisent les nations, menacent l’économie mondiale.
— Parce que l’ennemi, c’est le terrorisme ?
— En attendant d’autres tendances.
Anaïs secoua la tête. Elle ne pouvait admettre que de telles manœuvres se déroulent impunément sur le sol français.
— Comment pouvez-vous enlever des civils ? leur injecter des produits aux effets inconnus ? les abattre ensuite comme si de rien n’était ?
— Les cobayes humains, c’est vieux comme la guerre. Les nazis étudiaient les limites de la résistance humaine sur les Juifs. Les Japonais injectaient des maladies aux Chinois. Les Coréens et les Russes inoculaient leurs poisons aux prisonniers américains.
— Tu parles de dictatures, de régimes totalitaires qui ont nié l’intégrité humaine. La France est une démocratie, régie par des lois et des valeurs morales.
— Dans les années 90, un général tchèque, Jan Sejna, a raconté publiquement aux États-Unis ce qu’il avait vu de l’autre côté du Mur. Les expériences humaines sur des GI, les manipulations mentales, l’utilisation de drogues ou de poisons sur les détenus… Pas une seule voix ne s’est élevée pour dénoncer cette horreur. Pour une raison simple : la CIA avait fait exactement la même chose.
Anaïs tenta de déglutir. Sa gorge brûlait :
— Ton cynisme te donne une réalité… effroyable.
— Je suis un homme d’action. Je ne peux pas être choqué. C’est bon pour les politiques de l’opposition ou les journalistes braillards. Il n’y a pas de périodes de paix. La guerre continue toujours, en mode mineur. Et quand il est question de substances psycho-actives, il est impossible de travailler sur des animaux.
Jean-Claude Chatelet avait prononcé son discours sur un ton posé et presque enjoué. Elle avait envie de lui écraser son sourire contre la vitre mais se dit encore une fois que c’était cette haine qui l’empêchait de sombrer totalement dans la dépression. Merci papa .
— Qui sont les chefs du programme ? Ses instigateurs ?
— Si tu veux des noms, tu seras déçue. Tout ça se perd dans les méandres du pouvoir. Dans les romans et les livres d’histoire, les complots et les opérations secrètes sont rationnels, organisés, cohérents. Dans la réalité, ils n’échappent pas au bordel routinier. Ils avancent à la va-comme-je-te-pousse. Oublie la liste des coupables. Quant à la situation actuelle, ce que tu appelles un « massacre » n’est au contraire qu’une façon de limiter les dégâts. De couper le membre gangrené.
Un silence. Le bruissement rageur de la pluie. Ils roulaient maintenant sur le boulevard périphérique. À travers les dislocations de l’averse, la ville ne paraissait pas plus accueillante ni plus humaine que les structures de béton et d’acier qui les avaient accompagnés jusqu’ici. La maladie de la banlieue avait contaminé la capitale.
Il lui restait un dernier point à éclaircir :
— Dans le sillage de ces expériences, des meurtres différents ont été commis. Des meurtres à connotation mythologique.
— C’est un problème majeur du programme.
— Tu es au courant ?
— Matriochka a accouché d’un monstre.
Anaïs ne s’attendait pas à cette interprétation.
— Chez un des patients, continua-t-il, la molécule a libéré une pulsion meurtrière d’une grande complexité. Le gars a mis en place un rituel dément, à base de mythologie. Mais tu es au courant.
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