— Nono, t’es beau parleur. Mais maintenant, faut rendre ce que tu dois à nous.
Plus de doute possible. Nono avait dû escamoter un stock de drogue, ou l’argent correspondant à ce stock, ou les deux. Peut-être tout ça était-il planqué dans le loft. Peut-être avait-il été frappé par sa crise au moment de la livraison. Le miracle était qu’il soit encore vivant.
Chaplain s’accrocha à son sang-froid. Obtenir le maximum de renseignements sur lui-même avant que l’entrevue ne tourne à la séance de torture.
— Y a pas d’arnaque, Yussef.
— Tant mieux. Bolje ikad nego nikad . File marchandise. Les pénalités, on verra plus tard.
Il avait risqué le prénom : l’homme-déclic était bien Yussef. Autre information. La marchandise . De la drogue. Chaplain renonça à toute précaution.
— Comment on s’est connus ?
Il lança un regard au gorille qui sourit en retour :
— T’es devenu complètement glupo , mon Nono. J’t’ai sauvé du ruisseau, mon gars.
— C’est-à-dire ?
— Quand j’t’ai trouvé, t’étais rien qu’un chien galeux. (Il cracha par terre.) Un clodo, une merde. T’avais plus d’papiers, plus d’origine, plus de métier. J’ai tout appris à toi.
— Appris quoi ?
Yussef se leva. Son visage s’était figé. La plaisanterie avait assez duré. Ses pommettes hautes creusaient ses joues et ombraient ses commissures retroussées. Ce sourire perpétuel lui donnait l’air d’un masque japonais.
— Je rigole plus, Nono. File-nous ce que tu nous dois et on se casse.
— Mais qu’est-ce que je vous dois ? hurla-t-il.
Le colosse bondit mais Yussef le bloqua d’un geste. Il prit le relais et empoigna Chaplain d’une main. Le canon du semi-automatique à quelques millimètres de son nez brisé.
— Arrête déconner. C’est chaud pour toi, mon frère.
Il voyait maintenant de près les yeux du Bosniaque. Ses pupilles, entre deux déclics, étaient étrécies. Une pâleur froide et verte y scintillait. Yussef était encore jeune mais quelque chose de moribond l’habitait. Une maladie. Une froideur. Une malédiction.
— Je pourrai pas tout te rendre tout de suite, bluffa-t-il.
Yussef releva la tête, comme pour rejeter sa mèche en arrière.
— Commence par passeports. On verra après.
Le mot agit comme un révélateur. Faussaire . Il était faussaire. Tout à coup, ses impressions mitigées dans cet atelier trouvèrent leur signification. Le fait que la planche à dessin et les esquisses publicitaires avaient l’air d’un décor. Le fait que les couleurs, les toiles vierges, les produits chimiques sonnaient faux. Il n’était ni roughman, ni artiste. Il n’avait aucune existence légale : il était un artisan du faux.
Voilà pourquoi il avait au cul toute la communauté étrangère de Paris. Des clans, des groupes, des réseaux qui l’avaient payé pour obtenir des passeports, des cartes d’identité, des permis de séjour, des cartes de crédit et qui n’avaient rien vu venir.
— Tu les auras demain, fit-il sans savoir où il allait.
Yussef relâcha la prise et lui donna une tape amicale sur l’épaule. Son visage se réchauffa légèrement. La pierre devenait résine.
— Super. Mais pas conneries. Amar reste dans le coin. (Il lui fit un clin d’œil.) Lui donne pas l’occasion de faire payer toi petites blagues de tout à l’heure.
Il tourna les talons. Chaplain le rattrapa par le bras :
— Comment je te contacte ?
— Comme d’habitude. Portable.
— J’ai pas ton numéro.
— T’as tout zappé ou quoi ?
— Je t’ai dit que j’avais des problèmes de mémoire.
Yussef le considéra durant une seconde. La méfiance planait dans l’air comme un gaz toxique, dangereux. Le Bosniaque hochait légèrement la tête, par saccades. Enfin, il dicta les chiffres en français et ajouta mystérieusement « glupo ». Chaplain devina que c’était une insulte mais l’autre l’avait prononcée avec affection.
Les deux visiteurs disparurent, l’abandonnant dans son atelier ravagé. Il n’entendit même pas la porte claquer. Les yeux fixes, il se pénétrait de sa situation immédiate comme on s’envoie une rasade d’alcool brûlant.
Il avait la nuit pour retrouver son atelier.
Et son savoir-faire.
Il commença par l’hypothèse la plus simple.
Un atelier en sous-sol.
Il souleva les tapis en quête d’une trappe. Il ne trouva rien. Pas l’ombre d’une poignée, d’une rainure qui laisserait deviner un passage. Il attrapa un balai qui traînait avec les ustensiles de cuisine épars sur le sol. Il frappa partout en quête d’un bruit creux. Il n’obtint rien d’autre que le son plein, compact et grave de la dalle sous ses pieds.
Il balança son manche à travers la pièce. La peur montait en lui en poussées de fièvre. Passé le soulagement de voir partir les duettistes, le dilemme des prochaines heures se précisait. Une nuit pour localiser son atelier. Retrouver le coup de main. Fabriquer des faux passeports… Le projet même était absurde.
Fuir à nouveau ?
Amar ne devait pas être loin…
Alors qu’il cherchait dans les tiroirs des clés, une adresse, un indice, une autre part de son cerveau envisageait son nouveau profil. Faussaire . Où avait-il appris ce métier ? Où avait-il trouvé le fric pour démarrer son business ? Yussef lui avait dit qu’il l’avait récupéré sur le pavé. Il sortait donc d’une crise. Sans nom, sans passé, sans avenir. Le Slave lui avait mis le pied à l’étrier — l’avait-il formé ?
Faussaire . Il répétait le mot à voix basse tout en poursuivant sa fouille. Par miracle, les Bosniaques n’avaient pas trouvé son argent dans la coque du Pen Duick. Son arrivée les avait interrompus. Ils n’avaient pas pu finir le boulot sur la mezzanine.
Faussaire . Quel meilleur job pour un imposteur chronique ? N’était-il pas le faussaire de sa propre existence ? Il s’arrêta, conscient de la vanité de ses efforts. Il n’y avait rien ici pour lui. Il s’assit, épuisé, et sentit ses points douloureux se réveiller. Visage. Ventre. Entrejambe. Il palpa ses côtes et pria pour qu’elles soient entières. Il passa dans la salle de bains et humecta une serviette éponge, comme il l’avait fait l’avant-veille. Il appliqua la compresse sur son visage et en éprouva un vague soulagement.
Abandonnant l’idée d’un sous-sol, il évalua l’idée d’une pièce secrète — tout aussi absurde. Les murs porteurs avaient ici plusieurs mètres d’épaisseur. Et il n’y avait ni angle ni recoin pour ménager un espace en retrait. Il redescendit pourtant au rez-de-chaussée. Déplaça le réfrigérateur. Sonda les fonds de placards. S’enfouit dans les penderies. Ouvrit les grilles d’aération…
Soudain, il eut envie de s’effondrer sur son lit et de s’endormir, pour ne plus se réveiller. Mais il devait tenir bon. Il s’orienta vers la cuisine, enjamba les débris et se fit un café. Il songeait maintenant à une annexe, située dans le village de lofts. Non. Il y aurait eu des factures, des quittances de loyer et il les aurait trouvées.
Pourtant, tasse en main, il rejoignit la porte et considéra la ruelle pavée. Tout était calme. Les habitants de ces ruelles étaient à mille lieues de se douter de ce qu’il se passait. Son regard s’arrêta sur une plaque de métal à double battant qui perçait le sol à cinq mètres de son seuil. Il retourna vers le comptoir de Nono le peintre, fouilla, trouva un marteau ainsi qu’un tournevis — des instruments qui devaient lui servir pour fixer les toiles sur les châssis — ou donner l’illusion qu’il le faisait.
Читать дальше