Il laissa passer quelques secondes, dans l’espoir qu’elle reprenne la parole.
Il allait renoncer quand elle murmura :
— À l’époque, tu étais différent.
— Je le sais bien ! renchérit-il. Mon accident m’a complètement changé.
— Nono le rigolo. Nono le charmeur. Le tombeur de ces dames…
Elle avait jeté cela avec amertume. La rancœur s’égouttait de ses lèvres gercées.
— Mais tout ça, c’était du flan…
— Du flan ?
— J’ai parlé avec les autres.
— Les autres ?
— Les autres nanas. Chez Sasha, on vient chercher un mec. On repart avec des copines.
Chaplain fourra les mains dans ses poches :
— Pourquoi du flan ?
— Derrière la façade, il n’y avait rien. Tu ne nous as jamais touchées.
— Je ne comprends pas.
— Nous non plus. Tout ce que tu voulais, c’était poser des questions. Toujours des questions.
— Ces questions, risqua-t-il, sur quoi elles portaient ?
— T’avais l’air de chercher quelqu’un. Je sais pas.
— Une femme ?
Lulu ne répondit pas. Chaplain s’approcha. Elle recula dans l’angle du portail et brandit son taser. La buée s’échappait toujours de ses lèvres. Le fantôme de sa peur.
— Ça ne fait pas de moi un monstre.
— Il y a des rumeurs, fit-elle d’une voix sourde.
— Des rumeurs à quel sujet ?
— Au sein du club, des femmes disparaissent.
Il accusa le coup. Il ne s’attendait pas à ça. Le froid commençait à l’engourdir.
— Quelles femmes ?
— Je sais pas. En fait, il n’y a aucune preuve.
— Qu’est-ce que tu sais au juste ?
Il était passé au tutoiement pour signifier qu’il prenait le commandement. Le jeu des forces s’inversait. Lulu haussa les épaules. Elle paraissait mesurer elle-même l’absurdité de son discours.
— Après Sasha, quand on rentre bredouilles, on va boire un verre entre filles. Je me souviens plus qui a parlé de cette histoire la première mais ça s’est amplifié.
— Tu as interrogé Sasha ?
— Bien sûr. Elle a crié au délire.
— Tu penses qu’elle cache quelque chose ?
— Je sais pas. Peut-être qu’elle a prévenu la police. En fait, il est impossible de savoir si quelqu’un disparaît ou non du réseau. Je veux dire : une femme peut simplement arrêter de venir au club. Ça ne fait pas d’elle la victime d’un tueur en série.
— Dans tous les cas, tu as continué à venir…
Elle rit, pour la première fois, mais c’était un rire lugubre :
— L’espoir fait vivre.
— Qu’est-ce que je viens faire là-dedans, moi ?
— On t’a toujours trouvé bizarre…, hésita-t-elle.
— Parce que je ne touche pas les filles ?
— On s’est monté la tête. On en a même parlé à Sasha…
Chaplain commençait à saisir la froideur de la métisse. Même si elle ne croyait pas à cette histoire, Nono de retour au Pitcairn, ce n’était pas de la bonne publicité.
— Je ne sais pas comment te convaincre. Toute cette histoire me paraît aberrante…
— À moi aussi.
Comme pour appuyer ses paroles, elle rangea son arme dans son sac.
— Tu as toujours peur ?
— Je n’ai pas peur, je te l’ai dit.
— Alors, qu’est-ce qui ne va pas ?
Elle sortit de la flaque d’ombre du porche. Elle était en larmes.
— Je cherche un mec, tu comprends ? Ni un tueur en série, ni un amnésique, ni aucune de toutes ces conneries ! Un simple mec, pigé ?
Elle avait craché sa dernière réplique dans un bouillon de vapeur. Ce n’était plus un fantôme, une apparition de cristal mais un poisson jeté hors de l’eau, cherchant désespérément à retrouver son souffle.
Il la regarda s’enfuir sur le bitume brillant de givre. Il aurait aimé la retenir mais il n’avait que son propre vide à lui proposer.
Elle était une gréviste de la faim, sanglée à une table d’examens. Un écarteur d’acier lui maintenait la bouche ouverte. On lui enfonçait un tube dans la gorge pour la nourrir. Quand elle baissait les yeux, elle s’apercevait que le tuyau était un serpent luisant d’écailles. Elle voulait crier mais la tête du reptile appuyait déjà sur sa langue, l’asphyxiait…
Elle se réveilla trempée d’angoisse. Les muscles de sa gorge étaient si tendus qu’elle avait du mal à reprendre son souffle. Elle se massa le cou lentement, en état de choc. Combien de fois ce cauchemar cette nuit ? Anaïs s’endormait par à-coups. Aussitôt, le rêve agrippait son cerveau comme une serre de rapace.
Il y avait des variantes. Parfois, elle n’était plus en prison mais dans un asile psychiatrique. Des médecins masqués pratiquaient une expérience sur sa salive — ils vrillaient une vis dans sa joue. Elle tremblait de sueur et de froid. Cramponnée à son lit gigogne, elle grelottait sous sa couverture, paniquée à l’idée de se rendormir.
Pourtant, les occasions de rester éveillée ne manquaient pas. Le traitement DPS avait commencé. L’œilleton de sa cellule ne cessait de claquer. À deux heures du matin, les matonnes étaient arrivées, allumant la lumière, fouillant la pièce, repartant sans un mot. Anaïs les observait avec reconnaissance. Sans le savoir, elles lui avaient accordé un répit face au serpent.
Maintenant, elle restait blottie à observer sa cellule. Elle la sentait plus qu’elle ne la voyait. Les murs et le plafond trop proches. Les odeurs mêlées de sueur, d’urine, de détergent. Le lavabo incrusté dans le mur. Était-il là, tapi dans l’ombre ? El Cojo… El Serpiente…
Elle se tourna face au mur et lut, pour la millième fois de la nuit, les graffitis gravés dans le ciment. Claudia y Sandra para siempre. Sylvie, je repeindrai les murs avec ton sang. Je compte les jours mais les jours ne comptent plus sur moi … Elle passait ses doigts sur les inscriptions. Grattait les écailles de peinture. Des murs qui avaient déjà trop servi…
Solinas ne l’avait pas rappelée. Sans doute avait-il trouvé une nouvelle voie de recherche. Ou bien il avait arrêté Janusz. Cela expliquerait son silence. Quel est l’intérêt de contacter une taularde névrosée quand on détient le suspect numéro un dans une affaire criminelle de premier plan ?
Elle ruminait ce genre d’idées depuis des heures, entre froid et chaud, entre veille et sommeil. Parfois, tout était fini. Janusz sous les verrous. Janusz avouant ses crimes… Puis, peu à peu, la confiance revenait. Janusz était libre. Janusz démontrait son innocence… Elle ressentait alors un picotement d’espoir au fond du ventre. Elle n’osait plus bouger de peur qu’il s’évanouisse.
Dans l’obscurité, l’œilleton claqua encore une fois. Anaïs ne l’entendit pas : elle s’était rendormie.
Le serpent s’approchait de ses lèvres :
— Te gusta ? demandait son père.
Chaplain était revenu sur ses pas et avait traversé le boulevard Beaumarchais. Puis il avait rejoint la rue du Chemin-Vert, le boulevard Voltaire, la place Léon-Blum. Le froid avait vidé les rues. Il restait le bitume, les réverbères, quelques fenêtres allumées, dont l’intimité et la chaleur lui faisaient froid au cœur.
Il se répétait les révélations du soir. Des femmes disparues chez Sasha. Nono comme suspect potentiel. Nono posant des questions et cherchant quelque chose auprès des postulantes du club — quoi ? Il ressassait aussi les nouvelles énigmes. S’il n’était pas le tueur de clochards, était-il un meurtrier de femmes célibataires ? Ou bien s’agissait-il du même assassin, lui ? Invariablement, il balayait toutes ces pistes d’un mouvement de tête rageur. Il avait décidé de retrouver une stricte neutralité d’enquêteur et de s’accorder à lui-même ce qu’on accordait à tous les malfrats : la présomption d’innocence.
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