— Personne ne les reçoit. Tout se passe sur le Net.
— Quelle est la procédure ?
Du mépris, le regard passa à la méfiance : l’agent commercial se demandait d’où débarquait cet énergumène.
— Il vous suffit de taper vos coordonnées d’abonné sur le site et vous pourrez consulter la liste de vos appels. Pour votre deuxième numéro, vous répétez la manœuvre avec l’autre contrat.
— Vous voulez dire mon nouvel abonnement ?
— Non. Votre facture mentionne un autre compte.
Cette fois, ce fut Chaplain qui ressortit le document et le plaqua sur le comptoir :
— Où ça ?
— Ici, fit l’autre en pointant son index.
Il regarda à son tour. Il n’y comprenait rien.
— Il n’y a pas de numéro indiqué.
— Parce que vous avez pris l’option « masqué ». Attendez un instant.
Il attrapa la facture et retourna à son clavier. Il planait dans cette boutique un fort relent de Big Brother. Ce simple vendeur pouvait tout voir, tout décrypter, au fond de chaque existence. Pourtant, cette fois, il cala.
— Désolé. Impossible de savoir quoi que ce soit sur ce numéro. Vous avez demandé les options qui interdisent toute information, toute géolocalisation. Vous avez aussi demandé qu’on ne vous envoie aucune facture. (Il leva les yeux, mûr pour une vanne de conclusion.) Votre abonnement, c’est Fort Knox !
Chaplain ne répondit pas. Il avait déjà compris que c’était ce numéro qui importait. Celui qui contenait les secrets qu’il cherchait.
— Bien sûr, fit-il en se frappant le front. J’avais complètement oublié ce contrat. Vous pensez que je peux retrouver sa trace sur Internet ? Je veux dire : consulter mes anciennes communications ?
— Aucun problème. À condition que vous vous souveniez de votre mot de passe. (Il lui fit un clin d’œil.) Et que vous ayez payé votre dernière facture !
Chaplain franchit le seuil sans se retourner. Il avait hâte de rentrer dans son atelier. De plonger sur Internet. De déchiffrer ses propres mystères.
Place Léon-Blum, il s’arrêta devant un kiosque à journaux. Les unes n’évoquaient déjà plus la fusillade de la rue de Montalembert ni le massacre de la Villa Corto. Plus étonnant, il n’y avait pas non plus un mot sur son évasion de l’Hôtel-Dieu. Son visage n’était pas placardé sur chaque couverture. Pas d’avis de recherche ni d’appels à témoins. Que cherchaient les flics ? Une stratégie souterraine pour travailler en toute discrétion ? Éviter de semer la panique à Paris à propos d’un forcené en cavale ?
Cette tactique cachait un piège mais il se sentit pourtant plus libre, plus léger. Il acheta Le Figaro, Le Monde, Le Parisien . La faim se réveilla dans son corps. Sandwich. Remontant la rue de la Roquette, il avait l’impression de gagner des sommets épurés, une altitude bienfaisante. De nouvelles vérités l’attendaient là-haut.
La naissance du monde.
Au début, il y eut le Chaos. Ni dieux, ni monde, ni hommes… De ce magma étaient nées les premières entités. La Nuit (« Nyx »). Les Ténèbres (« Érèbe »). Nyx donna naissance au Ciel « Ouranos » et à la Terre « Gaia ». Ces premières divinités s’unirent et eurent une pléthore d’enfants, dont les douze Titans.
Ouranos, craignant qu’un de ses enfants lui vole le pouvoir, obligea Gaia à les garder auprès d’elle, au centre de la Terre. Le plus jeune des Titans, Cronos, avec l’aide de sa mère, parvint à s’échapper et émascula son père. Avec sa sœur Rhéa, il engendra ensuite les six premiers Olympiens, dont Zeus qui à son tour détrôna son père…
Anaïs surligna le paragraphe sur la photocopie qu’elle venait de faire. Elle avait trouvé un dictionnaire de mythologie grecque dans la bibliothèque de la taule, entre les romans à l’eau de rose et les bouquins de droit. Elle s’était installée dans la salle de lecture, quasiment déserte. Le lieu était tranquille, mieux chauffé que sa cellule. Il y avait même vue sur cour. Une pelouse pelée où déambulaient des corbeaux gras et luisants, qui se disputaient les déchets tombés des lucarnes des cellules.
Elle relut le passage. Elle était certaine d’avoir trouvé la scène mythologique qui avait inspiré le meurtre d’Hugues Fernet. Elle avait repéré d’autres exemples d’émasculation dans la mythologie hellénistique. Mais le rituel du pont d’Iéna collait avec le crime d’Ouranos. Des éléments précis de la légende avaient été respectés. Cronos avait utilisé une faucille de pierre. L’assassin du dessin s’était servi d’une hache de silex. Le dieu avait jeté les organes génitaux dans la mer. Le meurtrier avait balancé son sinistre trophée dans la Seine — substitut parisien de l’élément maritime.
Pour l’instant, Anaïs ne voyait qu’un seul point commun entre les trois mythes. Chaque légende faisait référence à la relation père-fils et plus particulièrement à un fils qui posait problème. Le Minotaure avait été emprisonné par Minos parce qu’il était monstrueux. Icare était mort à cause de sa maladresse, s’élevant trop près du Soleil. Cronos était un parricide : il avait mutilé et tué son propre père afin de prendre le pouvoir sur l’univers.
Cela offrait-il un élément de vérité sur le tueur ? L’assassin de l’Olympe était-il un mauvais fils ? Ou au contraire un père en colère ? Elle leva les yeux. Des chats errants s’étaient joints au festin des corbeaux. Au-delà, le ciel était quadrillé par des câbles de sécurité anti-hélicoptère et des barbelés aux lames acérées.
Anaïs replongea dans sa lecture. Avec ces dieux fondateurs, on entrait dans un autre univers, qui n’avait rien à voir avec les Olympiens. Ici, c’était la génération antérieure. Primitive. Brutale. Aveugle. Des divinités incontrôlables, monstrueuses, qui représentaient les forces primaires de la nature. Des Géants. Des Cyclopes. Des êtres tentaculaires…
À ce sujet, un autre aspect du meurtre coïncidait avec ces temps primitifs. La taille de la victime. Hugues Fernet appartenait, symboliquement, au monde des Géants, des Titans, des monstres… Anaïs était certaine que le meurtrier l’avait choisi pour cette raison. Son sacrifice devait être démesuré, hors norme. On était dans l’ère des dieux originels. Le temps du chaos et de la confusion. Ce meurtre avait d’ailleurs précédé les autres, comme les Titans avaient précédé les Olympiens.
Elle se leva et chercha parmi les étagères des ouvrages sur les « arts premiers ». Les livres étaient ici usés, fatigués, maculés. On sentait qu’ils avaient été utilisés comme des armes de fortune, pour lutter contre l’ennui, l’oisiveté, le désespoir.
Elle dénicha une anthologie de masques ethniques. Debout entre les rayonnages, elle feuilleta le bouquin. D’après ces photos, le masque du tueur ressemblait plutôt à ceux de l’art africain ou de l’art eskimo. Ce détail avait son importance. L’assassin de l’Olympe n’était pas en représentation. Quand il tuait, il était au cœur de l’espace-temps des dieux, des esprits, des croyances ancestrales. À ses yeux, tout cela était réel .
Une gardienne arriva. L’heure du déjeuner. À l’idée de descendre parmi les autres, elle ressentit un pincement douloureux. Depuis la veille, elle se sentait menacée. Un flic n’est jamais le bienvenu dans le monde carcéral, mais Anaïs avait peur d’autre chose. Un danger à la fois plus précis et plus vague. Un danger mortel .
Elle déposa ses livres dans un chariot et emboîta le pas à la matonne. Elle pensait à Mêtis. Groupe puissant, invisible, omniscient, qui servait l’ordre en violant la loi. Le ver et le fruit se sont associés . Ces hommes étaient-ils assez puissants pour agir au sein d’une maison d’arrêt ? Pour l’éliminer afin de la réduire au silence ?
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