Il descendit et se prépara un café. 10 heures du matin. Tasse à la main, il ramassa le courrier qu’il avait laissé sur le comptoir de la cuisine et s’installa dans le canapé du salon. Il écarta les mailings, offres d’abonnement et autres publicités, pour ouvrir les plis administratifs. Son absence avait provoqué moins de remous qu’on aurait pu imaginer. La banque lui envoyait ses relevés. Le syndic immobilier le relançait pour le paiement de son loyer — 2 200 euros par mois — sans être véritablement menaçant. Un contrat d’assurance était en souffrance. Pour le reste, tout était directement prélevé sur son compte largement créditeur.
Son dernier relevé de banque affichait un crédit de 23 000 euros. La somme était spectaculaire. Il fouilla dans l’atelier et trouva ses relevés antérieurs. Il avait ouvert son compte à la HSBC en mai dernier. Depuis, son crédit tournait toujours de ces chiffres. Pourtant, Chaplain ne recevait aucun virement, ne déposait aucun chèque. D’où provenait ce fric ? À l’évidence, il versait lui-même des sommes de cash à son agence. 2 000 euros. 3 000 euros. 1 700 euros. 4 200 euros… Quel que soit son boulot, il se faisait payer au black.
Un bref instant, il se dit qu’il était gigolo. Mais le ton des messages, la nature des échanges avec ses partenaires ne trahissaient pas des relations tarifées. Une chose était sûre : il n’était ni dessinateur publicitaire, ni même peintre. Sa table à dessin, son atelier : tout ça sentait le décor, comme les cartons que Freire avait entreposés dans son pavillon. Qui était-il vraiment ? Comment gagnait-il sa vie ?
Un détail lui revint à l’esprit. La conversation avec le directeur commercial de la société RTEP. Il commandait régulièrement des litres d’huile de lin clarifiée. Simple mise en scène ou utilisait-il vraiment ce produit ? Chaplain avait besoin de ces stocks pour se livrer à une autre activité. Mystérieuse. Lucrative. Chimique. Fabriquait-il de la drogue dans une cave ?
Cette activité payée en cash, quelle qu’elle soit, lui laissait espérer que de l’argent liquide était planqué quelque part dans le loft. Il monta d’abord sur la mezzanine — on cache ce qui est précieux au cœur de son intimité, au plus près de soi. Il déplaça les cadres, en quête d’un coffre. Souleva le lit. Fouilla la penderie. Retourna le bureau. Rien.
Il s’arrêta sur la flottille des maquettes, posées en bordure de la mezzanine. Chaque modèle mesurait entre 70 et 100 centimètres. D’un coup, il eut la conviction que l’argent était à l’intérieur d’une des coques… Avec précaution, il saisit le premier navire, un AMERICA’S CUP J-CLASS SLOOPselon la plaque de laiton gravée sur son socle. Il souleva le pont. La coque était vide. Il replaça le bateau puis s’attaqua au second — un douze mètres prénommé Columbia . Vide lui aussi. Le Gretel , du Royal Sydney Yacht Squadron, le Southern Cross , du Royal Perth Yacht Club, le Courageous du New York Yacht Club filèrent sous ses doigts. Tous vides.
Il commençait à douter de son intuition quand il fit basculer le pont du Pen Duick I , le premier voilier d’Éric Tabarly. Au fond, des liasses de billets de 500 euros. Chaplain réprima un cri de joie. Il plongea sa main dans la manne et remplit nerveusement ses poches. Un mot résonna plus fort que les autres : drogue…
Nono multipliait peut-être les rencontres pour mieux fourguer sa marchandise… Soudain, il songea au modus operandi du tueur — de l’héroïne pure injectée dans les veines de ses victimes. Il chassa cette nouvelle convergence.
Alors qu’il empoignait encore quelques billets, sa main trouva autre chose. Une carte magnétique. Il sortit l’objet, persuadé d’avoir débusqué la Visa ou l’American Express de Chaplain. C’était une carte Vitale, portant son nom et un numéro de Sécurité sociale. Il trouva aussi une carte d’identité, un permis de conduire, un passeport. Tous au nom d’Arnaud Chaplain, né le 17 juillet 1967, au Mans, dans le département de la Sarthe.
Il se laissa choir sur le sol. Sa carrière criminelle ne laissait plus aucun doute. Il avait frayé avec la marge. Il avait acheté des faux papiers. Au fond, il n’était pas étonné. Il était condamné à l’imposture, au mensonge, à l’underground.
Il se leva et se décida pour une douche.
Ensuite, il irait s’acheter un téléphone portable et tenterait, avec les techniciens, de récupérer les messages de son ancien mobile — des factures lui avaient donné son numéro. Il était certain que cette mémoire lui révélerait l’identité de ses clients — et la nature de son commerce. Il les rappellerait. Il négocierait. Il comprendrait ce qu’ils attendaient de lui. Ensuite, il se rendrait au speed-dating de la soirée.
La machine Nono se remettait en route.
— J’ai perdu mon téléphone portable.
— Original.
Chaplain plaqua sa dernière facture sur le comptoir sans s’attarder sur le ton sec du vendeur.
— Je ne me souviens plus de la manipulation pour consulter ma messagerie.
Sans répondre, l’homme saisit le document, attrapant son menton entre le pouce et l’index. L’expert dans toute sa splendeur.
— Avec cet opérateur, c’est simple. Vous appelez votre numéro. Quand votre message passe, vous composez votre mot de passe et vous appuyez sur la touche étoile.
Il aurait dû s’y attendre. Il ne possédait aucun code.
— Très bien, reprit-il d’une voix neutre. Je voudrais acheter un autre téléphone. Avec un nouvel abonnement.
Le vendeur, au lieu de se tourner vers la vitrine remplie de modèles, se mit à pianoter sur son clavier d’ordinateur, en déchiffrant le numéro de compte de Chaplain :
— Pourquoi un nouvel abonnement ? Votre forfait court toujours et…
Chaplain attrapa sa facture et la fourra dans sa poche — il s’était concocté un look à la Nono. 50 % Ralph Lauren, 50 % Armani, le tout enveloppé dans un caban bleu marine légèrement moiré.
— Oubliez mon forfait. Je veux acheter un nouveau mobile. Avec un nouveau numéro.
— Ça va vous coûter un max.
— Ça me regarde.
L’air réprobateur, l’homme partit dans un discours en langue étrangère, à propos de « mono-bloc », de « quadri-bande », de « méga-pixels », de « Bluetooth », de « messenger »… Face à ce vocabulaire, Chaplain fit comme n’importe qui à sa place : il choisit un modèle sur son apparence, visant la simplicité maximale.
— Je prends celui-là.
— Je serais vous, je…
— Celui-là, d’accord ?
Le vendeur lâcha un soupir épuisé, l’air de dire : « Tous les mêmes. »
— Combien ?
— 200 euros. Mais si vous prenez le…
Chaplain plaça un billet de 500 euros sur le comptoir. Le gars saisit le billet, d’un geste crispé, puis lui rendit la monnaie. Ils passèrent encore dix bonnes minutes à remplir le contrat d’abonnement. Il n’avait aucune raison de mentir : il signa le contrat au nom de Chaplain, 188, rue de la Roquette.
— Il est chargé ? demanda-t-il en montrant la boîte du téléphone. Je voudrais l’utiliser tout de suite.
L’autre eut un sourire d’initié. En quelques gestes, il sortit l’appareil, le démonta, glissa une batterie puis une puce électronique à l’intérieur.
— Si vous voulez faire des photos, fit-il en lui tendant le combiné, vous devriez ajouter une carte mémoire micro SD / SDHC. Vous…
— Je veux simplement téléphoner, vous comprenez ?
— Pas de problème. Mais n’oubliez pas de le recharger ce soir.
Il fourra le mobile dans sa poche.
— Sur mes factures, reprit-il, je ne reçois pas le détail de mes connexions.
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