— Dans une de ses vies, reprit-elle, Freire a été peintre. Narcisse. Un artiste souffrant de troubles psychiques. Il a été soigné à la Villa Corto, un institut spécialisé dans l’arrière-pays niçois.
L’évocation de la Villa Corto était un test. Solinas ne réagit pas. Il n’était donc pas au courant du carnage. Elle n’avait pas évoqué non plus cet épisode. À part Crosnier, personne n’était censé savoir qu’elle était passée par cette case.
— Narcisse peignait exclusivement des autoportraits. Freire a compris qu’il avait lui-même dissimulé sous le tableau un autre tableau. Ses toiles avaient été vendues par le biais d’une galerie parisienne. Il a rejoint Paris et s’est procuré les noms des acheteurs. Il s’est mis en quête des œuvres pour les radiographier. C’était le seul moyen pour découvrir le secret des toiles.
— Les acheteurs : ce sont les noms que vous avez donnés à Ribois ?
— Ribois ?
— Monsieur Muscles.
— C’est ça. Il a récupéré un autoportrait chez un collectionneur dans le seizième arrondissement puis un autre rue de Montalembert. Il s’est ensuite précipité dans le premier centre d’imageries médicales pour découvrir le secret des tableaux. Les radiographies que vous venez de me soumettre.
Solinas saisit un des clichés et l’observa, l’orientant vers la baie vitrée. Il avait abaissé ses lunettes. Il ressemblait maintenant à un toubib en plein diagnostic.
— Ce meurtre appartiendrait à la série mythologique ? demanda-t-il en reposant le cliché.
— Aucun doute.
À ces mots, Anaïs eut une révélation. Le visage du tueur, tordu, sarcastique, était un masque. Une référence à une légende ? Elle aurait plutôt penché pour un objet ethnique. L’apparat d’une tribu primitive. Elle se souvint du témoignage du clochard à Bordeaux, Raoul : Philippe Duruy lui avait raconté que son tentateur était un homme au visage voilé. Le tueur jouait des rôles. Se glissait dans la peau de personnages de légendes.
Solinas demanda justement :
— Quel mythe cette fois-ci ?
— Je ne sais pas. Il faudrait se renseigner. À mon avis, les meurtres par castration, dans la mythologie grecque, ne doivent pas manquer. Mais l’urgence, c’est de retrouver la trace de ce meurtre, à Paris.
— Merci du conseil. Ça va être coton. Les clochards s’entre-tuent régulièrement.
— Avec émasculation ?
— Ils ne sont jamais à court d’idées. On va contacter l’IML.
Solinas reprit sa position de départ, arc-bouté sur son fauteuil. Nouveau jeu avec son alliance.
— Y a pas mal de trous noirs dans ton histoire, dit-il d’un ton sceptique. D’abord, comment toi, tu t’es retrouvée à Paris ?
Elle attendait cette question. Sa réponse passait par les deux tueurs Hugo Boss.
— Il y a un autre versant dans cette affaire, fit-elle après une hésitation.
— Faut tout me dire, ma petite.
Elle prit son élan et remonta au premier amnésique, Patrick Bonfils. Décrivit son élimination sur la plage de Guéthary, avec sa femme. Elle évoqua sa seule piste : le Q7 identifié sur les lieux du crime, appartenant à la société ACSP, membre de la constellation Mêtis.
— Mêtis, qu’est-ce que c’est ? la coupa Solinas.
Anaïs tenta une synthèse. Un groupe agronomique, devenu pharmaceutique dans les années 80. Les liens obscurs entre ce secteur de recherche et les forces de défense françaises. Solinas haussait des sourcils incrédules. Elle revint à du concret. Le prétendu vol du Q7, conduit par deux tueurs expérimentés, qui lui avait permis, en lançant le traceur du véhicule, de retrouver les salopards, eux-mêmes sur les traces de Narcisse.
— C’est du roman, ton truc.
— Et les deux morts, rue de Montalembert ?
— Il n’y a eu aucune victime lors de l’affrontement.
— Pardon ?
— Pas de cadavre en tout cas.
— Je les ai vus de mes yeux. Freire a fumé le premier. Il a poignardé le second.
— Si ces types ont le profil que tu décris, ils portaient des gilets pare-balles. Ton Narcisse n’a aucune expérience. Il a tiré sur le premier gars. Un miracle s’il l’a touché. D’ailleurs, son arme était chargée de munitions traditionnelles à faible pénétration. On a les douilles. Des chiures de mouches pour un gilet de Kevlar ou de carbone. Idem pour le couteau. Quand ton gars a planté son cran d’arrêt dans le torse du second, il n’a pas dû atteindre la deuxième couche de fibre.
— J’ai vu ces hommes de près, insista Anaïs. Ils portaient des costumes cintrés, ajustés au corps. Impossible qu’ils aient porté des gilets pare-balles là-dessous.
— Je te montrerai nos derniers modèles. Pas plus épais qu’une combinaison de plongée.
— Mais c’était bourré de flics ! Ça canardait dans tous les sens !
— Raison de plus. Ils ont dû profiter du chaos pour s’éclipser. Les premiers arrivés étaient des îlotiers. Tu peux imaginer leur expérience du combat. Quant à nous, on est arrivés trop tard. Il ne restait plus que toi et ton peintre cinglé.
Anaïs n’insista pas. C’était son tour de collecter des informations.
— Vous avez interrogé Narcisse. Que vous a-t-il dit ?
Solinas sourit avec ironie. Il avait repris son tic avec son alliance. Anaïs avait lu dans un magazine féminin que ce geste trahissait un fort désir de fuir son foyer conjugal.
— C’est vrai que tu es un peu retirée du monde, ces derniers temps.
— Quoi ?
— Ton chouchou nous a filé entre les pattes, cette nuit même.
— Je ne vous crois pas.
Le flic ouvrit un tiroir et lui tendit un télex de l’état-major. Le message d’alerte, adressé à tous les CIAT et autres postes de police de Paris, prévenait que Mathias Freire, appelé aussi Victor Janusz ou Narcisse, suspecté d’homicide volontaire, avait réussi à s’enfuir de l’Unité médico-judiciaire de l’Hôtel-Dieu aux environs de 23 heures.
Elle manqua crier de joie. Puis, dans un déclic de culasse, l’angoisse revint aussitôt. C’était un retour complet à la case départ. Si les mercenaires n’étaient pas morts, ils partiraient à nouveau à ses trousses. Solinas se pencha au-dessus de son bureau. Sa voix descendit d’une octave.
— Où on doit chercher ?
— Aucune idée.
— Il a des contacts à Paris ? Une filière pour fuir ?
— Il ne cherche pas à fuir. Il cherche à remonter ses identités successives. Il ne les connaît pas. Et nous non plus.
— T’as rien d’autre à me dire ?
— Non.
— Sûr ?
— Certaine.
Il se recula et ouvrit la chemise cartonnée :
— Alors, j’ai quelque chose pour toi.
Il posa un nouveau feuillet devant elle, le disposant dans le sens de la lecture.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Ton ordre de transfert, signé par le juge. T’es écrouée, ma belle, au Complexe pénitentiaire de Fleury-Mérogis. Effet immédiat.
— Qu… quoi ? Et… et votre parole ?
Solinas fit un signe rapide à travers le mur vitré qui donnait sur le couloir. Le temps qu’Anaïs réagisse, les menottes claquaient sur ses poignets, deux flics en uniforme la soulevaient de son siège.
— Personne n’est au-dessus des lois. Surtout pas une petite défoncée qui se prend pour une…
Le commandant n’acheva pas sa phrase. Anaïs venait de lui cracher au visage.
Il se réveilla avec une violente douleur entre les yeux.
Ou ce fut la douleur elle-même qui le réveilla.
Sensations . Son nez avait doublé de volume, occultant son champ de vision. Une poche de souffrance battait sous ses cartilages brisés, ne demandant qu’à crever en un hurlement. L’hémoglobine avait coagulé au fond de ses fosses nasales et de ses sinus maxillaires — il respirait avec difficulté. Ensuqué par son propre sang.
Читать дальше