— À… à côté.
Un bureau jouxtait la salle d’examen. Narcisse la désigna de son calibre. Elle s’assit face aux écrans, glissa les cassettes au sein d’un râtelier dans une imposante machine qui évoquait une photocopieuse à l’ancienne.
— Il faut attendre quelques secondes, fit-elle à court de souffle.
Narcisse se pencha au-dessus de son épaule, observant l’écran noir.
— Vous savez ce que disaient les Gnostiques ? demanda-t-il à la manière d’un fou, enfonçant son arme dans les reins de la radiologue.
— Non… Non.
— Le monde n’est pas un visage de Dieu mais un mensonge du démon.
Elle ne répondit pas. Il n’y avait rien à répondre. Il l’entendait haleter. Il la sentait transpirer. Plus profondément encore, il captait le battement de son cœur affolé. Sa démence décuplait ses sens. Son intuition. Sa conscience. Il avait l’impression d’embrasser la nature secrète du cosmos.
Soudain, l’écran s’alluma et révéla la première radiographie.
Il y avait bien un tableau sous le tableau. Un dessin, plutôt. Dans le style des illustrations à la plume qui accompagnaient les feuilletons du début du XX e siècle. Positions théâtrales. Détails appuyés. Fines rayures pour exprimer les ombres, les mouvements, les clairs-obscurs…
L’esquisse représentait un meurtre.
Sous le pont d’Iéna ou le pont Alexandre III.
Le tueur exultait au-dessus d’un corps nu. Une hache dans une main, il brandissait de l’autre un trophée organique. Narcisse s’approcha et observa le fragment arraché. Des organes génitaux. L’assassin venait d’émasculer sa victime. Il aurait voulu réfléchir à la signification rituelle de ce geste, se souvenir d’une scène mythologique qui intégrait une castration, mais il ne le pouvait pas.
À cause du visage du tueur.
Un visage dissymétrique, qui partait sur le côté droit et s’étirait en une grimace abominable. Un œil était rond, l’autre fendu. La bouche formait un rictus béant, s’ouvrant du côté de l’œil rond, hérissée de dents disparates. Mais il y avait pire : il comprenait, à travers sa stupeur, qu’il s’agissait d’un ultime autoportrait. Ce tueur au visage dantesque, c’était lui-même.
— Vous… vous voulez voir l’autre radio ?
Narcisse mit plusieurs secondes à revenir dans le monde réel.
— Envoyez-la, fit-il d’une voix qu’il ne reconnut pas.
L’autre dessin représentait la même scène, mais quelques secondes plus tard. Le tueur — les traits à l’encre lui donnaient une précision cruelle, insoutenable, et en même temps une sorte d’universalité mythique — lançait les organes dans le fleuve noir, brandissant sa hache de l’autre main. Narcisse remarqua que l’arme était un outil primitif — un objet concocté avec un silex affûté, des liens de cuir, du bois.
Il recula. Son dos trouva un mur. Il ferma les yeux. Les questions s’amplifiaient sous son crâne au point de tout occulter. Combien de clochards avait-il ainsi éliminés ? Pourquoi s’acharnait-il sur ces êtres déclassés ? Pourquoi s’était-il représenté avec cette gueule tordue, abominable ?
Il rouvrit les yeux in extremis, évitant l’évanouissement. La radiologue l’observait. Son expression avait changé : la pitié se lisait sur ses traits. Elle n’avait plus peur pour elle mais pour lui.
— Vous voulez un verre d’eau ?
Il aurait souhaité répondre mais n’y parvint pas. Il attrapa ses deux tableaux, les enveloppa avec maladresse dans le drap. Fit plusieurs tours de ficelle et boucla l’ensemble.
— Développez les clichés, parvint-il à articuler, et foutez-les dans une enveloppe.
Quelques minutes plus tard, il sortait du centre d’imagerie médicale d’un pas d’automate. Il marchait avec l’impression de chuter, de sombrer, de se dissoudre. Il leva les yeux et vit le ciel qui s’effondrait. Les nuages roulaient comme des rochers le long d’une falaise, se précipitaient vers lui…
Il baissa les yeux et chercha son équilibre.
Les énarques assassins étaient devant lui.
Ils avançaient, manteau au vent, la main déjà à la ceinture.
Il lâcha ses tableaux et attrapa son Glock dans son dos.
Il ferma les yeux et tira plusieurs fois.
Anaïs vit la flamme sortir de la bouche de l’automatique. Elle jaillit de sa bagnole et plongea vers le trottoir. D’autres détonations retentirent. Le temps qu’elle se relève, une marée de corps s’affaissait dans une rumeur de panique. Des voitures pilaient. Des hommes couraient. Nouvelles détonations. Elle se glissa entre deux voitures et tendit la tête. Cette fois, elle aperçut un des tueurs allongé sur la chaussée — mort. Des pas sur l’asphalte, entrecoupés de gémissements. Elle se demandait s’il y avait des blessés — des victimes collatérales. Le mot lui paraissait absurde mais il avait crevé sa conscience.
Pas moyen de viser qui que ce soit. Les passants occultaient son champ de vision. Le charivari des silhouettes, des bagnoles occupait toute la scène. Enfin, elle repéra Narcisse devant une pharmacie. Face à face avec le deuxième tueur. L’un visant l’autre. Ils s’empoignaient pour dévier les tirs, piétinant les toiles, luttant pour se projeter au sol, comme dans un combat de catch maladroit.
Nouveau coup de feu. Une vitre éclata, couvrant de verre les deux combattants. Narcisse glissa sur une enveloppe de radiographie. Tomba à la renverse, entraînant l’autre dans sa chute. Il tentait toujours de viser son agresseur qui en faisait autant. Ils disparurent derrière une voiture. Elle ne voyait plus que leurs pieds qui s’agitaient. Des hurlements s’élevaient de partout à la fois. Les gens se recroquevillaient, s’accrochaient les uns aux autres comme en plein naufrage.
Elle essaya de passer à l’attaque mais trébucha sur une femme agrippée à son sac. Elle s’étala, perdit son flingue, le retrouva sous une bagnole. Quand elle se releva, ce fut pour voir le deuxième mercenaire bondir de nouveau, arme braquée. Narcisse reculait sur le cul, hébété, mains nues, sans défense.
Anaïs cala son poing droit dans sa paume gauche et visa. À l’instant où elle allait tirer, un groupe passa devant ses yeux. Deux coups de feu claquèrent. Une autre vitrine s’effondra. Un pare-brise se givra d’un coup. Anaïs se déporta sur la gauche, roula sur le capot d’une voiture, recadra son objectif.
Narcisse tenait le poignet de son agresseur. La gueule du canon cracha des étincelles. Le bitume s’ébrécha. Narcisse se démenait toujours, suspendu au bras de son adversaire. Anaïs visa les jambes du mec, se disant que la force de recul allait lui faire atteindre son flanc gauche. Son doigt appuyait sur la détente quand des sirènes retentirent.
Des pneus qui crissent. Des portières qui claquent. Des cris, des ordres qui s’élèvent au-dessus de la panique générale. La nature même de l’air avait changé — une trame qui se serait resserrée, densifiée.
Elle se concentra sur sa cible. Le combat était passé à l’arme blanche. Narcisse, dos au sol, tenait un cran d’arrêt. Il fourrageait le ventre de son agresseur qui tentait de le mordre au visage. L’homme en Hugo Boss se releva d’un coup. Les pans de son manteau flottaient. Il recula en titubant, plié en deux, alors que des voix amplifiées les sommaient de se rendre. Narcisse s’était redressé lui aussi, couteau en main.
Elle vit un policier en tenue le mettre en joue. Sans réfléchir, elle tira en l’air, en direction des flics. Elle se récolta une volée d’acier en retour. Elle plongea et se cramponna au trottoir. Les balles crépitèrent sur les carrosseries, crevèrent les façades du Monoprix, cinglèrent les bornes de Vélib qui se trouvaient là. Les bleus avaient identifié un autre ennemi et ne faisaient plus de quartier.
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