Il croisa le portail de l’hôtel Montalembert, le seuil de l’hôtel Pont-Royal, longea un restaurant, l’Atelier de Robuchon. Ses cadres à la main, il avait l’air d’un somnambule. Il regardait droit devant lui mais paraissait ne rien voir. Il avait dû perdre trois ou quatre kilos depuis la dernière fois, dans son pavillon anonyme.
Les tueurs traversaient déjà la rue, dans la fumée des gaz, contournant les voitures stoppées dans le trafic. Anaïs referma sa portière sans bruit et fit sauter la sûreté de son calibre. Les chasseurs n’étaient plus qu’à quelques mètres de leur proie. Anaïs plaça son index sur la détente. Elle marchait dans leur direction, prête à traverser la chaussée. Les tueurs glissèrent la main sous leur manteau. Anaïs leva le bras.
Rien ne se passa.
Les chiens de chasse se figèrent.
Narcisse venait de pénétrer dans un centre d’imagerie médicale qui jouxtait une pharmacie, au 9, rue de Montalembert. Anaïs fourra son arme sous son blouson. Le panneau indiquait : SCANNER — RADIOLOGIE NUMÉRISÉE — MAMMOGRAPHIE — ÉCHOGRAPHIE…
Narcisse suivait son idée. Il avait récupéré un tableau chez Simon Amsallem, un autre chez Sylvain Reinhardt. Il allait maintenant les passer aux rayons X.
Les deux hommes se replacèrent près de leur véhicule. Anaïs les imita, revenant vers son Opel. Elle plongea dans l’habitacle. Elle était certaine qu’ils ne l’avaient pas repérée. La circulation était au point mort. Les voitures pare-chocs contre pare-chocs. Klaxons convulsifs. Visages fermés derrière les pare-brise. Que pouvait-il se passer ici ?
Elle observait ses ennemis du coin de l’œil. Elle admirait leur calme, leur élégance, leur familiarité tranquille avec la mort. 1,85 mètre, carrure large. Sous leur manteau, la veste était fermée haut et le pli de pantalon impeccable, à l’italienne. L’un d’eux arborait une chevelure argentée et des lunettes d’écaille, modèle Tom Ford. Le second était blond roux, le cheveu déjà rare. Deux belles gueules aux traits réguliers. Qui respiraient la proximité avec le pouvoir, l’assurance de l’impunité.
Par contraste, elle se sentit plus bas que terre. Elle puait. Elle était en sueur. Elle était chiffonnée. Ses mains tremblaient. Elle songea aux westerns italiens qu’elle regardait avec son père. Les duels sur fond d’arènes ou de cimetières hiératiques. L’absolue maîtrise des héros. Leur sang-froid incorruptible. Les deux mercenaires possédaient ce flegme. Pas elle.
Un bref instant, elle fut tentée de prévenir les forces de police du quartier. Non. Ils remarqueraient dans la seconde l’arrivée des keufs. Ils disparaîtraient aussi sec. Or, elle voulait savoir qui ils étaient, ce qu’ils avaient dans le ventre et pour qui ils travaillaient. Autre hypothèse. Rejoindre Narcisse dans le centre d’imagerie médicale. Le maîtriser. Fuir avec lui par une issue de secours. Pas possible non plus. Il paniquerait. Il ferait usage de son arme. On ne pouvait pas faire confiance aux amateurs.
Elle reposa son calibre sur ses genoux. Serra son volant de toutes ses forces, tentant de réprimer les à-coups dans ses avant-bras. Avec un Lexomil, ça irait mieux . Mais associer l’anxiolytique aux amphètes revenait à pisser sur un feu ardent.
Attendre.
Il fallait attendre.
— Monsieur Narcisse ?
Il se leva d’un bond, ses toiles sous le bras. Il avait donné ce nom au comptoir d’accueil sans réfléchir. Il n’avait ni carte Vitale ni ordonnance mais les secrétaires s’étaient montrées compréhensives. Il avait prétendu souffrir du coude après une chute. On l’avait installé dans la salle d’attente. Les autres visiteurs ne lui accordaient aucune attention.
— Par ici, s’il vous plaît.
La secrétaire prit à droite dans le couloir. Il cogna ses tableaux contre l’angle du mur.
— Vous voulez nous les laisser au standard ? Vous serez plus à l’aise dans le vestiaire.
— Merci. Je les garde avec moi.
Il marchait dans les pas de la femme. Il se sentait dans un état critique. La séance de violence chez Reinhardt avait aggravé son anxiété. La deuxième toile, dans l’entrepôt, l’avait achevé. Cette fois, il s’était représenté dans un costume de facteur des années 80. Casquette et veste bleu-gris, estampillées du logo de l’époque : un avion en origami. Que cachaient ces portraits absurdes ?
L’assistante stoppa devant une porte et revint à la charge :
— Vous êtes sûr de vouloir les garder ?
— Merci. Ça ira très bien.
Elle tourna une poignée et l’invita à pénétrer dans une cabine étroite qui donnait sur une autre porte.
— Déshabillez-vous. La radiologue va venir vous chercher.
Narcisse s’enferma et attendit, sans même retirer sa veste, posant ses toiles sur le banc du sas. Au bout d’une minute, une nouvelle femme ouvrit la seconde porte.
— Vous ne vous êtes pas déshabillé ? demanda-t-elle sèchement.
Narcisse la jaugea du regard. Brune, très maquillée, talons hauts, elle représentait des forces contradictoires. Science et rigueur du côté de la blouse blanche, provocation et sensualité du côté de la vie civile.
Il opta pour la manière douce :
— Ma requête est un peu spéciale, fit-il en souriant. J’ai besoin de faire une radiographie de ces deux tableaux et…
— C’est impossible, coupa la technicienne. Nos machines ne sont pas conçues pour ça.
— Je vous assure que c’est une pratique très courante. Dans les laboratoires de recherche des Musées de France, ils…
— Désolée. Vous vous êtes trompé d’adresse.
Elle le repoussa dans la cabine. Narcisse transpirait abondamment, un sourire crispé sur les lèvres :
— Je me permets d’insister. Il suffit de…
— Soyez gentil, monsieur. D’autres patients attendent. Nous…
Elle recula d’un coup. Narcisse braquait sur elle son Glock. Il attrapa ses tableaux de la main gauche, pénétra dans la salle d’examen et referma la porte avec le pied.
— Qu’est-ce… qu’est-ce que…?
Toujours de la main gauche, Narcisse arracha le papier-bulle du Clown .
— Aidez-moi, nom de Dieu !
Elle se précipita. Ses ongles vernis crevèrent les bulles, déchirèrent la surface de plastique, dénudèrent la toile aux couleurs sanguines. Le clown avec son visage fariné et son sourire triste jaillit.
Narcisse s’était reculé — il tenait en joue la radiologue, les deux mains serrées sur la crosse du Glock.
— Foutez le tableau dans l’appareil !
Maladroitement, elle centra la toile sur la table d’examen.
— La cassette, maintenant. Dans le statif.
Il avait prononcé ces mots sans réfléchir — des termes techniques de médecin. La femme lui lança un regard abasourdi. Elle manœuvra et déclencha le rayonnement. Sur la table d’acier, le clown fixait Narcisse de ses yeux noirs. Il paraissait se foutre de lui. Comme s’il connaissait déjà la surprise qu’il lui préparait, sous le vernis et les couleurs.
— L’autre, maintenant, siffla-t-il entre ses dents. Vite.
La radiologue arracha la cassette du tiroir. L’objet lui échappa des mains, atterrit sur le sol dans un bruit de ferraille. Elle plongea pour le ramasser, le posa sur un chariot, attrapa une autre cassette. Pendant ce temps, Narcisse avait fait sauter les ficelles du drap qui enveloppait Le Facteur .
— Magnez-vous.
La femme s’exécuta. Narcisse avait l’impression de recevoir, à l’intérieur de son corps, la décharge du tube à rayons X. Elle ouvrit le statif. Attrapa la deuxième boîte d’acier.
— Où se passe la visualisation ?
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