A ce moment, Volokine eut une révélation. Il avait chanté cette ode. Il l’avait chantée durant ses deux années d’initiation et, dans son esprit tordu par l’angoisse il se souvint de la traduction des mots :
« Tu accordes au pécheur le secours de ta Grâce, ainsi un jour il goûtera la paix des Bienheureux… »
La grâce lui serait-elle accordée, à lui ?
Goûterait-il un jour la paix des Bienheureux ?
Les pensées se disloquaient dans son cerveau. Les suées coulaient sur son corps nu. Il avait l’impression d’exsuder des rigoles, des rivières, des fleuves. Il avait l’impression de se diluer dans sa propre peur. De se résoudre dans un cauchemar qui n’était pas réel. Il allait se réveiller. Ou bien Kasdan aillait surgir. Ou bien…
Nouveaux grincements de chaises.
— Hans, vraiment, ce soir, tu es verni…
— C’est notre ami qui m’a porté chance. Des pas qui approchent.
Le visage raviné, coiffé de sa charlotte :
— Mes compagnons ont perdu gros, ce soir. J’ai beaucoup de travail.
Il tira un drap suspendu sur un portique, qui courait au-dessus de la table chirurgicale.
Quand il vit le rideau blanc emplir son champ de vision, Volokine hurla.
Cette fois, sa gorge était débloquée.
— Je vous rejoins, dit Kasdan.
Il regagna son break dans la ruelle pavée. Ouvrit son coffre. Attrapa le sac contenant son arsenal. Il aurait le temps, une fois sur place, de monter et de vérifier chaque arme. Ses mains tremblaient. La tête lui tournait. La fatigue. La faim. Et aussi l’excitation. Cette opération lui rappelait l’époque de la BRI.
Kasdan revint vers le 4 x 4 de Rochas. Il se demandait quel genre d’opération d’infiltration ils allaient entreprendre avec un tel véhicule. Un monstre qu’on entendait arriver à un kilomètre à la ronde. Il se demanda aussi où les babas trouvaient le pognon pour être ainsi équipés. Mais il ne posa aucune question. Ce matin, il était un invité. Une sorte de témoin diplomatique, tout juste toléré.
Le jour se levait. Péniblement. Douloureusement. Comme on se réveille d’un lendemain de cuite. Les premiers rayons de lumière évoquaient des courbatures, des migraines, des gestes entravés.
Près du véhicule, Rochas tirait sur une cigarette, les mains dans les poches de sa doudoune. Il ressemblait à un loup de mer.
— Ce qu’il vous faut, fit-il, c’est un petit Entebbé pour vous tout seul.
— Exactement.
— On va vous montrer qu’on peut mieux faire que ces salauds de youdes !
Kasdan tressaillit à l’insulte. Un relent d’antisémitisme affluait soudain, comme porté par le vent sec. Rochas sourit. Et le charme de son sourire effaça tout.
— Je plaisante, fit-il en balançant sa clope. On vit ici comme des sauvages. Les pires préjugés nous guettent toujours. On lutte mais ce n’est pas évident. Du reste, cela n’enlève rien à notre efficacité. Montez.
Rochas lui ouvrit la porte. Kasdan grimpa dans la voiture, sac sur les genoux. Il commençait à sentir quelque chose de glacé sous la peau du vieil homme. La même force froide qu’on surprend parfois chez les écologistes, qui prétendent aimer la Terre mais détestent l’humanité.
Le maire démarra. Manœuvra. Sortit du hameau. La steppe s’ouvrit dans la lumière du jour comme une mer, sans le moindre obstacle, la moindre construction, la moindre trace de vie humaine ni même de vie tout court. Comment ménager une attaque-surprise dans un tel paysage ?
Kasdan lança un coup d’œil dans le rétroviseur extérieur et aperçut deux 4 x 4 qui les suivaient sur le sentier. Un vrai cortège, plein de grondements et de poussière.
— Il y a un passage, dit Rochas, comme lisant dans ses pensées.
— Un passage ?
— La Colonie est vaste. Ils ne peuvent la surveiller en permanence. Nous connaissons un point de faiblesse. Un défilé dans le calcaire où nous pourrons passer sans être vus ni même soupçonnés. Nous déboucherons au plus près de l’enclos, en surplomb, sans qu’ils aient pu prévoir notre arrivée. Ce sera notre bataille des Thermopyles, sauf que le passage ne nous aidera pas à résister mais au contraire à nous infiltrer.
Kasdan lança un coup d’œil à Rochas :
— Vous étiez ici, avant la Colonie ?
— Nous l’avons vue s’installer, évoluer, s’étendre. Comme un cancer. Aujourd’hui, nous étudions le développement des métastases.
— Qu’est-ce que vous appelez « métastases » ?
— L’hôpital. Les écoles. Les concerts. Tous ces mensonges qui endorment la méfiance des habitants de la région et dissimulent le Mal.
Kasdan songea aux enfants torturés. Aux expériences inimaginables. Il songea à Volokine, qui avait connu ce cauchemar. Qui l’avait intégré dans sa chair, oublié, puis transformé en faim de drogue. Était-il déjà aux mains des bourreaux ?
Cahots et vrombissements du moteur ne cessaient de se répondre, en une sorte de dialogue serré. Les véhicules ne suivaient plus une piste mais roulaient à travers la plaine. L’immensité du territoire sidérait Kasdan. Nouveau coup d’œil au rétroviseur. La file de voitures s’était enrichie de deux autres véhicules. L’assaut était en marche.
Ils roulaient depuis dix minutes. A combien de kilomètres se trouvait la faille ? Peut-être le temps de connaître les motivations de chacun. Et leur fiabilité…
— Et vous, demanda-t-il, vous avez une histoire personnelle avec la Colonie ?
— Bien sûr. Mais ce serait trop long à vous raconter. Si nous nous en sortons, nous en parlerons plus tard. Vous comprendrez mes raisons.
Rochas ralentit et rétrograda. La steppe n’avait pas changé. Absolument rien ne distinguait la zone. Toujours les mêmes dunes rases. Toujours les rochers et les fondrières. La lumière mordorée du matin ne parvenait pas à adoucir ce désert.
Kasdan sortit du véhicule, alors que les conducteurs et passagers des autres 4 x 4 jaillissaient, tenant tous une arme automatique. Cliquetis caractéristiques des fusils. Electricité de l’air, propre à une communauté armée quand la bataille est imminente. Kasdan devait faire un effort pour contrôler son excitation. Au fond de lui, une joie secrète l’étreignait. Il ne pensait plus éprouver cela avant sa mort.
Il posa son sac au sol et l’ouvrit. Sortit la mallette de sécurité du fusil à lunette. Attrapa au fond de sa poche son jeu de clés miniatures. Déverrouilla les deux serrures à pompe. Ouvrit le coffret en résine et admira les pièces soigneusement encastrées dans la mousse crénelée.
Il allait sortir le canon et la lunette quand un pressentiment lui fit lever les yeux. Cinq hommes en doudoune brillante se déployaient autour de lui, fusil au poing.
Les armes étaient toutes braquées sur lui.
Les faisceaux laser se concentraient sur sa poitrine.
Avant qu’il ait pu comprendre, un contact vint compléter le cercle.
Un canon sur sa nuque.
La voix de Rochas, chaude, enjouée :
— Kasdan, en un sens, tout ça est ce qui pouvait t’arriver de mieux.
Il ne répondit pas. Il ne comprenait pas.
— Lève-toi. Lentement. Et tourne-toi. Les mains écartées, évidemment.
Kasdan s’exécuta. Dans ce mouvement, la vérité prit forme. Si tordue, et en même temps, instantanément, si évidente, qu’il s’en voulut de ne pas y avoir pensé plus tôt. Quand il rencontra la nacre bleutée du regard de Rochas, il sut que oui, il avait deviné juste.
Pierre Rochas était Bruno Hartmann.
Arro et ses hippies n’étaient que les sentinelles de la Colonie.
— Tu connais l’histoire du roi invité par un autre souverain, qu’on place dans un labyrinthe pour se moquer de lui ? demanda-t-il en se plaçant face à Kasdan. En retour, le roi invite son hôte et l’abandonne dans le désert de son royaume. Il lui dit : « Voici mon labyrinthe, sans porte ni escalier. Un labyrinthe dont on ne ressort pas, parce qu’il n’a ni limite ni issue. » Cette steppe est mon labyrinthe, Kasdan.
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