« On est repartis. Le capitaine et le lieutenant avaient une cible. Une espèce de dispensaire. Un hôpital de brousse, soi-disant dévoué aux rebelles, à une demi-journée de marche. Quand on est arrivés, on n’a découvert qu’un bâtiment en torchis, abritant des gamins malades, des grabataires, des femmes enceintes. On a sorti tout le monde puis on a mis le feu au dispensaire. Alors, les deux fumiers ont « interrogé » les femmes et les enfants. Les prisonniers tenaient même pas debout. Leurs pansements se déroulaient. Leurs plaies attiraient les mouches. C’était atroce. Ils ne savaient rien. Ils hurlaient de panique. Alors Forgeras a commencé à pousser les mômes dans le feu. Les gosses criaient. Refusaient de se jeter dans les flammes. Forgeras leur tirait dans les jambes pour les décider. Le calvaire a duré toute la journée. Tous les malades ont fini brûlés vifs. Ceux qui ne pouvaient pas marcher ont été traînés, jetés dans le brasier comme des cadavres.
« Quand ça a été fini, le silence est retombé sur nous. Le goût de la cendre dans la gorge. Et la honte. Lefèvre et Forgeras sentaient qu’ils nous perdaient. La mutinerie n’était pas loin. Il fallait nous maintenir dans cette espèce de délire. Ils nous ont dirigés jusqu’à un autre village. Y avait plus là-bas que des femmes et des mômes. Les hommes avaient pris la fuite, ayant autant la trouille, la nuit, des rebelles, que de l’armée française, le jour. Alors, les officiers nous ont ordonné de nous détendre un peu avec les femmes et les gamines… Les troufions y sont allés. Comme pour s’enfoncer davantage. Se venger de ces Noirs qui nous avaient transformés en monstres.
« Toute la nuit, les femmes ont hurlé dans les cases. Il y avait aussi des petites filles. Certaines d’entre elles n’avaient pas 10 ans.
Avec quelques autres gars, on est restés là, pétrifiés, au coin du feu. Je voyais, à quelques mètres de là, Lefèvre et Forgeras, indifférents aux cris, à la panique, qui préparaient la campagne du lendemain. Leur folie était là. Dans l’éclat de leurs yeux. Dans leurs lèvres qui s’agitaient, posément, alors qu’on violait des mères sous les yeux de leurs gosses.
« Ils se sont éclipsés dans une case, à l’écart, accompagnés de deux Tchadiens qui nous servaient d’éclaireurs. Il était temps d’agir. Je suis parti m’équiper puis, caché dans les taillis, j’ai attendu. Un des deux, au moins, allait sortir pisser. C’est Lefèvre qui est apparu aux premières lueurs du jour. Il était vêtu d’une djellaba, comme s’il portait une robe de chambre. Quand il s’est arrêté pour soulager sa vessie, j’ai écrasé le canon de mon .45 sur sa nuque. Je pouvais pas parler. Sans m’en rendre compte, j’avais hurlé toute la nuit en silence, en mordant mon poing. Du canon, je l’ai poussé dans la forêt. On a marché. Longtemps. Lui et moi on le savait, on marchait vers les rebelles. Chaque pas nous rapprochait d’eux et pouvait nous être fatal. Mais c’était pas grave. Je pouvais mourir avec lui. Ce qui comptait, c’était de faire disparaître la maladie de notre section. Et Etienne Juva était déjà mort.
« On est tombés sur une clairière. Un cercle de terre rouge, cerné d’arbres et de plantes. Lefèvre, c’était un grand gaillard de 40 ans, sec comme une trique, à demi chauve. Quand il a voulu se retourner, je l’ai frappé au visage avec ma crosse. Il est tombé. J’ai frappé à nouveau. Il encaissait sans crier. Il craignait peut-être d’attirer les rebelles. Ou c’était sa dignité de soldat, je sais pas.
« J’ai frappé si fort que ma crosse s’est ouverte en deux. J’ai balancé mon arme et j’ai continué à coups de pied. Lefèvre tentait de se relever. À chaque fois, je le cueillais d’un coup de botte. Son visage était labouré, retourné. Une bouillie de chair et de terre.
« Il ne bougeait plus mais il vivait toujours. J’ai frappé encore. Dans le dos. Dans le ventre. Dans la face. Puis, à coups de talon, j’ai cherché à briser tout ce qui pouvait l’être. Le crâne. Les pommettes. Les côtes. Les vertèbres. Je pensais aux enfants dans les flammes. Aux femmes et aux gamines dans les cases. Je cognais, encore et encore, jusqu’à sentir les os craquer sous ma pointe ferrée. Enfin, je me suis arrêté. Je sais pas s’il était mort, mais il n’était plus un homme. Un simple amas de viande sanglante.
« En maîtrisant mes tremblements, j’ai ouvert le jerrican de gasoil que j’avais apporté et j’ai répandu l’essence. J’avais un briquet Zippo — un cadeau de mon père avant mon départ. Je savais que je ne reverrais plus jamais ma famille. J’ai allumé le briquet et je l’ai balancé sur le corps.
« C’est la pluie qui m’a rappelé à moi-même. J’étais toujours vivant. Les rebelles n’étaient pas apparus. Le campement était à des années-lumière. Et le capitaine Lefèvre n’était qu’un débris noirci, mi-cendre, mi-carcasse, déjà emporté par la boue. Je n’avais plus qu’à fuir en m’orientant vers l’ouest. En marchant deux à trois jours, je traverserais la frontière du Nigeria sans difficulté.
« C’est ce que j’ai fait. En buvant à la liane. En mangeant le manioc que j’avais emporté. J’ai suivi la piste. J’ai croisé des villages fantômes. J’ai tremblé dans la nuit fourmillante. J’ai sursauté mille fois en croyant tomber sur les gars de l’UPC ou sur une section des nôtres, mais j’ai marché. Au bout de trois jours, j’ai trouvé le fleuve Cross. J’ai payé un pêcheur qui m’a fait franchir la frontière, à travers un dédale de marigots. Ensuite, j’ai trotté à nouveau, plein sud, jusqu’à trouver la ville de Calabar, au Nigeria. De là, j’ai volé jusqu’à Lagos. Puis, de Lagos, j’ai pris un vol régulier pour Londres — le Nigeria est anglophone.
« La suite, tu la connais. L’homme qui est arrivé à Londres s’appelait Lionel Kasdan. J’avais un projet. Le vrai Kasdan, celui qui était tombé sous mes yeux, ne cessait de parler d’un monastère sur une île près de Venise, qui appartenait à des moines arméniens. Il s’était juré, s’il s’en sortait, de s’enfouir là-bas et d’approfondir la culture de son peuple. J’ai tenu sa promesse. De Londres, je suis parti en Italie et j’ai rejoint San Lazzaro dei Armeni. Les prêtres, les livres, les pierres de l’abbaye ont été les seuls témoins de ma métamorphose. Quand je suis sorti de là, en 1966, j’étais devenu, au plus profond de ma chair, arménien. J’ai passé le concours de flics et voilà.
Après un long silence, Volokine murmura :
— Je me souviens. Dans un de vos canards à deux balles, vous avez raconté vos souvenirs de cette époque. Une phrase m’a frappé. Une phrase de poète : « A l’ombre du campanile, dans la paix des rosiers, j’ai suivi les contours et les ciselures de l’alphabet arménien, y retrouvant les lignes des pétales, des pierres et des nuages du dehors… »
— Je ne mentais pas. Depuis cette époque, je n’ai plus jamais menti. Lionel Kasdan était revenu à la vie. Il n’a plus jamais dérogé à sa ligne, fondée sur la traque du mal, quel que soit son visage.
Volokine murmura sur un ton étrange, entre dégoût et tendresse :
— Vous êtes un vrai fêlé.
— C’est la guerre qui est fêlée. Je peux te jurer qu’avant mes 17 ans et l’Afrique, j’étais un gamin équilibré. Cette guerre a été mon électrochoc. Elle a bouleversé la chimie de mon cerveau. Depuis ces jours maudits, je poursuis un chemin de crises, de cauchemars, de hantises. Que tu le croies ou non, je suis avant tout une victime. La victime ordinaire de faits extraordinaires. A moins que cela ne soit l’inverse. La victime extraordinaire de faits qui, dans toute leur laideur, n’ont fait que révéler la violence ordinaire de l’homme.
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