– Mais enfin, qu’est-ce que c’est, cette surprise?
– Eh bien, le Gallois dira à tout le monde que c’est Huck qui a découvert la trace des bandits.
– Et c’est toi qui as vendu la mèche? demanda Tom, agacé par les ricanements de son frère.
– Qu’est-ce que ça peut bien te faire? Quelqu’un a parlé, ça doit te suffire.
– Sid, il n’y a qu’une personne assez méchante dans le pays pour faire un coup comme ça. C’est toi. À la place de Huck, tu te serais sauvé comme un lapin et tu n’aurais jamais donné l’alarme. Tu n’as que de mauvaises idées en tête et tu ne peux pas supporter de voir féliciter les autres pour leurs bonnes actions. Tiens… et pas de remerciements, comme dit la veuve, fit Tom en giflant son frère et en le reconduisant à la porte à coups de pied. Maintenant, va te plaindre à tante Polly si tu en as le toupet et, demain, tu auras de mes nouvelles.»
Quelques minutes plus tard, les invités de M meDouglas s’asseyaient à la grande table, tandis qu’une douzaine d’enfants prenaient place à une autre plus petite, dressée dans la même pièce selon les coutumes du pays. En temps voulu, M. Jones se leva pour prononcer un petit discours dans lequel il remercia la veuve de l’honneur qu’elle lui faisait, ainsi qu’à ses fils, et déclara qu’il y avait une autre personne dont la modestie, etc.
Avec un talent dramatique qu’il était seul à posséder, le vieux Gallois révéla le rôle joué par Huck au cours de cette nuit fertile en incidents. Malheureusement, la surprise que causèrent ses paroles sonna faux et n’engendra ni les clameurs ni les effusions qui n’eussent pas manqué de les accompagner en des circonstances plus favorables. Néanmoins, la veuve manifesta un étonnement du meilleur aloi et abreuva Huck d’une telle quantité de compliments que le brave garçon en oublia presque la gêne que lui causaient ses vêtements neufs et le fait d’être la cible de tous les regards et de l’admiration générale.
M meDouglas annonça qu’elle entendait désormais offrir un gîte au vagabond sous son propre toit et pourvoir à son éducation. Plus tard, quand elle aurait économisé un peu d’argent, elle lui achèterait un petit commerce.
C’était le bon moment pour Tom. Il se leva.
«Huck n’a pas besoin de tout ça, dit-il. Huck est riche!»
Le sens des convenances empêcha les invités de répondre à cette plaisanterie. Ils se continrent tant bien que mal et un silence gêné pesa un instant sur l’assistance. Tom se chargea de le rompre.
«Huck a de l’argent, reprit-il. Vous ne me croyez peut-être pas, mais il en a des tas. Oh! inutile de sourire. Attendez un peu, je vais vous en donner la preuve.»
Tom sortit comme une flèche. Les gens se regardèrent et regardèrent Huck qui ne soufflait mot.
«Sid, qu’est-ce qui arrive à ton frère? demanda tante Polly. On peut s’attendre à tout avec ce garçon. Jamais je…»
Tom rentra à ce moment, courbé par le poids des deux sacs. Tante Polly n’acheva pas sa phrase. Tom répandit les pièces d’or sur la table et dit:
«Hein! qu’en pensez-vous? Dire que vous ne vouliez pas me croire! La moitié appartient à Huck. L’autre moitié à moi-même.»
Muets de stupeur, le souffle coupé, les spectateurs contemplèrent un instant ce monceau d’or. Puis chacun voulut avoir des explications. Tom ne se fit pas prier longtemps. Son récit fut si palpitant que personne ne l’interrompit.
Lorsqu’il eut fini, M. Jones déclara:
«Moi qui avais cru vous faire une petite surprise, je m’aperçois que ce n’était pas grand-chose à côté de celle-ci.»
On compta l’argent. Il y en avait pour un peu plus de douze mille dollars. C’était plus qu’aucun des assistants n’avait jamais vu dans sa vie, même si certains d’entre eux possédaient bien plus que cela en terres et en immeubles.
Le lecteur devine sans peine quelle sensation produisit au village la bonne fortune de Tom et de son ami Huck. Il y avait quelque chose d’incroyable dans une somme aussi importante en espèces sonnantes et trébuchantes. Les langues allèrent leur train, les imaginations aussi et la raison de quelques habitants eut à pâtir de cette émotion malsaine. Toutes les maisons «hantées» de Saint-Petersburg et des villages environnants furent «disséquées» planche par planche, non pas par des enfants, comme on serait tenté de le croire, mais bel et bien par des hommes dont certains étaient pourtant, auparavant, de réputation aussi sérieuse que peu romanesque.
Partout où Tom et Huck se montraient, on les accablait de compliments, on les admirait, on ne les quittait pas des yeux. On notait et on répétait chacune de leurs paroles. Tout ce qu’ils faisaient passait pour remarquable. Ils avaient apparemment perdu la faculté de dire et de faire des choses banales. On fouilla leur passé et on y découvrit la trace d’une originalité manifeste. Le journal du pays publia une biographie des deux héros.
La veuve Douglas plaça l’argent de Huck à six pour cent et le juge Thatcher en fit autant pour celui de Tom à la requête de tante Polly. Chacun des deux compères jouissait désormais d’un revenu tout simplement considérable: un dollar pour chaque jour de la semaine et pour un dimanche sur deux. C’était exactement ce que touchait le pasteur, ou tout au moins ce que lui promettaient ses fidèles. Or, en ces temps lointains où la vie était simple, il suffisait d’un dollar et vingt-cinq cents par semaine pour entretenir un enfant, payer son école, lui acheter des vêtements et même du savon pour faire sa toilette.
Le juge Thatcher avait conçu une haute opinion de Tom. Il se plaisait à dire que n’importe quel garçon n’aurait pas réussi à faire sortir sa fille de la grotte. Lorsque Becky raconta à son père, sous le sceau du secret, la façon dont Tom s’était fait punir à sa place, le juge fut manifestement ému et déclara qu’un garçon aussi noble et généreux pouvait marcher fièrement dans la vie et figurer dans l’histoire à côté d’un George Washington. Becky trouva que son père n’avait jamais paru aussi grand et beau qu’en ponctuant cette déclaration d’un vigoureux coup de pied au plancher. La petite alla tout droit raconter cette scène à son ami Tom.
Le juge Thatcher caressait l’espoir de voir Tom devenir un jour un grand avocat ou un grand général. Il annonça qu’il s’arrangerait pour le faire entrer à l’Académie nationale militaire, puis dans la meilleure école de droit du pays, afin qu’il fût également préparé à embrasser soit une carrière, soit l’autre, soit même les deux.
La fortune de Huck et le fait qu’il était désormais le protégé de la veuve Douglas lui valurent d’être introduit dans la société de Saint-Petersburg. «Introduit» d’ailleurs n’est pas le mot. Il vaudrait mieux dire tiré, traîné, ce serait plus exact. Cette vie mondaine le mettait au supplice et il pouvait à peine la supporter.
Les bonnes de M meDouglas veillaient à ce qu’il fût toujours propre et net comme un sou neuf. Elles le peignaient, elles le brossaient, elles le bordaient le soir dans un lit aux draps immaculés. Il lui fallait manger avec un couteau et une fourchette, se servir d’une serviette, d’une tasse et d’une assiette. Il lui fallait apprendre des leçons, aller à l’église, surveiller son langage au point que sa conversation perdait toute sa saveur. De quelque côté qu’il se tournât, il se heurtait aux barreaux de la civilisation.
Il supporta stoïquement ses maux pendant trois semaines, puis, un beau jour, il ne reparut plus. Durant quarante-huit heures, M meDouglas, éplorée, le chercha dans tous les coins. Les gens du village étaient profondément peinés de sa disparition et allèrent même jusqu’à draguer le lit du fleuve à la recherche de son corps. Le troisième jour au matin, Tom Sawyer eut l’astucieuse idée d’aller fureter dans une étable abandonnée derrière les anciens abattoirs et découvrit le fugitif. Huck avait couché là. Il venait d’achever son petit déjeuner composé des restes les plus divers qu’il avait dérobés à droite et à gauche. Il était allongé sur le dos et fumait sa pipe. Il était sale, ébouriffé et portait les guenilles qui le rendaient si pittoresque au temps où il était heureux et libre. Tom le fit sortir de son antre, lui dit que tout le monde était inquiet de son sort et l’incita vivement à retourner chez la veuve. La mélancolie se peignit sur les traits du brave Huck.
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