Tom apprit que Huck était très souffrant. Il alla le voir le vendredi, mais ne fut pas admis auprès de lui. Le samedi et le dimanche, il n’eut pas plus de succès. Le lundi et les jours qui suivirent, on le laissa s’asseoir au pied du lit de son ami, mais on lui défendit de raconter ses aventures et d’aborder des sujets susceptibles de fatiguer le malade. La veuve Douglas veilla elle-même à ce que la consigne fût observée. Tom apprit chez lui ce qui s’était passé sur la colline de Cardiff. Il apprit également qu’on avait retrouvé le corps de l’homme en haillons tout près de l’embarcadère où il avait dû se noyer en voulant échapper aux poursuites.
À une quinzaine de jours de là, Tom se rendit auprès de Huck, assez solide désormais pour aborder n’importe quel sujet de conversation. En chemin, il s’arrêta chez le juge Thatcher afin de voir Becky. Le juge et quelques-uns de ses amis firent bavarder le jeune garçon. L’une des personnes présentes demanda à Tom d’un ton ironique s’il avait envie de retourner à la grotte. Tom répondit que cela lui serait bien égal. Alors le juge déclara:
«Il y en a sûrement d’autres qui ont envie d’y retourner, Tom. Mais s’ils y vont, ils perdront leur temps. Nous avons pris nos précautions. Personne ne s’égarera plus jamais dans cette grotte.
– Pourquoi?
– Parce que j’ai fait cadenasser et barricader l’énorme portail qui autrefois en interdisait l’entrée. Et j’ai les clefs sur moi», ajouta M. Thatcher avec un sourire.
Tom devint blanc comme un linge.
«Qu’y a-t-il, mon garçon? Que quelqu’un aille vite lui chercher un verre d’eau!»
Le verre d’eau fut apporté et le juge aspergea le visage de notre héros.
«Allons, ça va mieux maintenant? Qu’est-ce que tu as bien pu avoir, Tom?
– Oh! monsieur le juge, Joe l’Indien est dans la grotte!»
En l’espace de cinq minutes, la nouvelle se répandit dans le village. Une douzaine de barques, chargées d’hommes, se détachèrent du rivage et furent bientôt suivies par le vieux bac rempli de passagers. Tom Sawyer avait pris place dans la même embarcation que le juge Thatcher. Dès que l’on eut ouvert la porte de la grotte, un triste spectacle s’offrit à la vue des gens réunis dans la demi-obscurité de l’entrée. Joe l’Indien gisait, mort, sur le sol, le visage tout près d’une fente de la porte comme s’il avait voulu regarder la lumière du jour jusqu’à son dernier souffle. Tom fut ému car il savait par expérience ce que le bandit avait dû souffrir; néanmoins, il éprouva une telle impression de soulagement qu’il comprit soudain au milieu de quelles sourdes angoisses il avait vécu, depuis sa déposition à la barre des témoins.
On retrouva près du cadavre le couteau de Joe brisé en deux. Le grand madrier à la base du portail présentait des marques d’entailles multiples et laborieuses. Labeur bien inutile, car le roc où il s’appuyait formait un rebord sur lequel le couteau avait fini par se briser. Si la pierre n’avait pas fait obstacle, et si le madrier avait été retiré, cela n’eût rien changé car jamais Joe l’Indien n’aurait pu passer sous la porte, et il le savait. Il avait tailladé le bois pour faire quelque chose, pour passer le temps interminable, pour oublier sa torture. D’ordinaire, on découvrait toujours dans la grotte des quantités de bouts de chandelle laissés par les touristes. Cette fois, on n’en trouva aucun, car Joe les avait mangés pour tromper sa faim. Il avait également mangé des chauves-souris dont il n’avait laissé que les griffes.
Non loin de là, une stalagmite s’élevait, lentement édifiée à travers les âges par l’eau qui coulait goutte à goutte d’une stalactite. Le prisonnier avait brisé la pointe de la stalagmite et y avait placé une pierre dans laquelle il avait creusé un trou pour recueillir la goutte précieuse qui tombait là toutes les trois minutes avec la régularité d’une clepsydre. Une cuillerée en vingt-quatre heures. Cette goutte tombait déjà lorsque les Pyramides furent construites, lorsque Troie succomba, lorsque l’Empire romain fut fondé, lorsque le Christ fut crucifié, lorsque Guillaume le Conquérant créa l’Empire britannique, lorsque Christophe Colomb mit à la voile, lorsqu’eut lieu le massacre de Lexington. Elle tombe encore. Elle continuera de tomber lorsque tout ce qui nous entoure aura sombré dans la nuit épaisse de l’oubli. Tout sur cette terre a-t-il un but, un rôle à jouer pour le futur? Cette goutte n’est-elle tombée patiemment pendant cinq mille ans que pour étancher la soif d’un malheureux humain? Aura-t-elle une autre mission à accomplir dans dix mille ans? Peu importe. Bien des années se sont écoulées depuis que le malheureux métis a creusé la pierre pour capter les précieuses gouttes. Mais ce sont désormais cette pierre, cette goutte d’eau auxquelles s’attarde le plus le touriste, quand il vient voir les merveilles de la grotte MacDougal. La «Tasse de Joe l’Indien» a évincé le «Palais d’Aladin» lui-même.
Joe l’Indien fut enterré à proximité de la grotte. On vint pour l’occasion de plus de quinze kilomètres à la ronde. Les gens arrivèrent en charrettes, à pied, en bateau. Les parents amenèrent leurs enfants. On apporta des provisions, et les assistants reconnurent qu’ils avaient pris autant de bon temps aux obsèques du bandit qu’ils en eussent pris à son supplice.
Ceci eut au moins un avantage, celui de mettre fin à la demande de pétition adressée au gouverneur pour le recours en grâce du criminel. Cette pétition avait déjà réuni de nombreuses signatures et on avait formé un comité d’oies blanches chargées d’aller pleurnicher en grand deuil auprès du gouverneur, de l’implorer d’être un généreux imbécile et de fouler ainsi son devoir aux pieds. Joe l’Indien avait probablement le meurtre de cinq personnes sur la conscience. La belle affaire! S’il avait été Satan lui-même, il y aurait encore eu assez de poules mouillées prêtes à griffonner une pétition de recours en grâce et à tirer une larme de leur fontaine toujours disposée à couler.
Le lendemain de l’enterrement, Tom emmena Huck dans un endroit désert afin d’avoir avec lui une importante conversation. Grâce à la veuve Douglas et au Gallois, Huck était au courant de tout ce qu’avait fait Tom pendant sa maladie, mais il restait certainement une chose qu’il ignorait et c’était d’elle que son ami voulait l’entretenir. La tristesse se peignit sur le visage de Huck.
«Tom, dit-il, je sais de quoi tu veux me parler. Tu es entré au numéro 2 et tu n’y as vu que du whisky. Je sais bien que c’est toi qui as découvert le pot aux roses et je sais bien aussi que tu n’as pas trouvé l’argent, sans quoi tu te serais arrangé pour me le faire savoir, même si tu n’avais rien dit aux autres. Tom, j’ai toujours eu l’impression que nous ne mettrions jamais la main sur ce magot.
– Tu es fou, Huck. Ce n’est pas moi qui ai dénoncé l’aubergiste. Tu sais très bien que la taverne avait l’air normale le jour où je suis allé au pique-nique. Tu ne te rappelles pas non plus que cette nuit-là tu devais monter la garde?
– Oh! si. Il me semble qu’il y a des années de cela. C’est cette nuit-là que j’ai suivi Joe l’Indien jusque chez la veuve.
– Tu l’as suivi?
– Oui, mais tu ne le diras à personne. Il se peut très bien que Joe ait encore des amis et je ne veux pas qu’on vienne me demander des comptes. Sans moi, il serait au Texas à l’heure qu’il est.»
Alors Huck raconta ses aventures à Tom qui n’avait entendu que la version du Gallois.
«Tu vois, fit Huck, revenu par ce détour au sujet qui les occupait, celui qui a découvert du whisky au numéro 2 a découvert aussi le trésor et l’a barboté… En tout cas, mon vieux Tom, je crois que nous pouvons en faire notre deuil.
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