— Nous ne sommes peut-être pas obligés d'approfondir la politique sociale dans l'affaire qui nous préoccupe, dit Bublanski avec diplomatie.
— Vous avez raison, renchérit Teleborian. Il s'agit maintenant d'un cas spécifique. Mais laissez-moi seulement dire qu'il est important que vous compreniez que Lisbeth Salander est une personne malade qui a besoin de soins, comme n'importe quel patient souffrant d'une rage de dents ou d'une insuffisance cardiaque a besoin de soins. Elle peut guérir et elle aurait pu être guérie aujourd'hui si elle avait reçu l'aide adéquate au moment où elle était encore réceptive aux traitements.
— Vous étiez donc son médecin, dit Hans Faste.
— Je suis une des nombreuses personnes qui ont eu affaire à Lisbeth Salander. Elle était ma patiente au début de son adolescence, et j'ai été l'un des médecins qui l'ont évaluée avant la décision de la mettre sous tutelle à sa majorité.
— Parlez-nous d'elle, demanda Bublanski. Qu'est-ce qui a pu l'amener à se rendre à Enskede pour tuer deux personnes inconnues d'elle et qu'est-ce qui a pu l'amener à tuer son tuteur ?
Peter Teleborian éclata d'un petit rire.
— Non, ça je ne peux pas vous le dire. Je ne suis plus son évolution depuis plusieurs années et je ne sais pas à quel degré de psychose elle se trouve. Par contre, je peux vous dire tout de suite que je doute fort que le couple d'Enskede lui soit inconnu.
— Qu'est-ce qui vous fait dire ça ? demanda Hans Faste.
— L'une des faiblesses du traitement de Lisbeth Salander est qu'il n'y a jamais eu de diagnostic complet d'elle. Cela découle du fait qu'elle n'a pas été réceptive aux soins. Elle a toujours refusé de répondre aux questions ou de participer à toute forme de traitement thérapeutique.
— Vous ne savez donc pas si elle est réellement malade ou pas ? demanda Sonja Modig. Je veux dire, s'il n'y a pas de diagnostic.
— Voyez les choses ainsi, dit Peter Teleborian. J'ai reçu Lisbeth Salander quand elle allait avoir treize ans. Elle était psychotique, elle avait des phobies et souffrait d'une manie de la persécution manifeste. Elle a été ma patiente pendant deux ans quand elle était internée d'office à Sankt Stefan. La raison de son internement d'office était que tout au long de son enfance, elle avait fait preuve d'un comportement particulièrement violent envers ses camarades de classe, ses professeurs et des gens qu'elle connaissait. Plusieurs incidents avec coups et blessures ont été signalés au principal. Mais la violence avait toujours été dirigée contre des personnes dans son cercle de connaissances, c'est-à-dire contre quelqu'un qui avait dit ou fait une chose qu'elle prenait pour une offense. Il n'y a aucun exemple où elle se serait attaquée à un parfait inconnu. C'est pourquoi je crois qu'il existe un lien entre elle et le couple d'Enskede.
— A part l'attaque dans le métro quand elle avait dix-sept ans, dit Hans Faste.
— C'est un cas où nous devons considérer comme établi que c'est elle qui s'est fait agresser et qu'elle n'a fait que se défendre, dit Teleborian. La personne en question était un criminel sexuel notoire. Mais c'est également un bon exemple de sa façon d'agir. Elle aurait pu s'éloigner ou chercher une protection auprès des autres passagers du wagon. Elle a choisi de commettre des coups et blessures aggravés. Quand elle se sent menacée, elle réagit par voies de fait.
— Mais de quoi est-ce qu'elle souffre, alors ? demanda Bublanski.
— Je viens de le dire, nous ne disposons pas vraiment de diagnostic. Je dirais qu'elle souffre de schizophrénie et qu'elle est toujours en équilibre à la limite de la psychose. Elle manque d'empathie et pour diverses raisons on peut la qualifier de sociopathe. Je dois avouer que je trouve surprenant qu'elle s'en soit si bien tirée depuis sa majorité. Elle a donc évolué dans la société, même si elle était sous tutelle, pendant huit ans sans commettre d'acte qui aurait mené à une plainte ou à une arrestation. Mais son pronostic...
— Son pronostic ?
— Pendant tout ce temps, elle n'a reçu aucun traitement. Je parierais que la physionomie de sa maladie, que nous aurions peut-être pu apaiser et traiter il y a dix ans, fait désormais partie de sa personnalité. Mon pronostic est qu'une fois qu'elle sera arrêtée, elle ne sera pas condamnée à une peine de prison. Elle devra être internée dans une institution.
— Alors comment se fait-il que le tribunal d'instance ait décidé de lui accorder un visa pour la société ? marmonna Hans Faste.
— Il faut sans doute voir cela comme la conjonction d'un avocat à la langue bien pendue et d'une manifestation des restrictions budgétaires et de la libéralisation perpétuelle. C'était en tout cas une décision à laquelle je me suis opposé quand le service de médecine légale m'a consulté. Mais je n'avais aucun droit de décision.
— Mais un pronostic comme celui dont vous parlez doit forcément plutôt tenir de la supposition, glissa Sonja Modig. Je veux dire, vous ne savez en fait rien de ce qui lui est arrivé depuis sa majorité.
— C'est plus qu'une supposition. C'est mon expérience.
— Peut-elle être un danger pour elle-même ? demanda Sonja Modig.
— Vous voulez dire : peut-elle envisager de se suicider ? Non, j'en doute. Elle serait plutôt une psychopathe égomaniaque. C'est elle qui compte. Toutes les autres personnes de son entourage n'ont aucune importance.
— Vous avez dit que sa réaction peut se traduire par des voies de fait, dit Hans Faste. Autrement dit, elle peut être considérée comme dangereuse.
Peter Teleborian le contempla un long moment. Ensuite il inclina la tête et se frotta le front avant de répondre.
— Vous ne soupçonnez pas à quel point il est difficile de dire exactement comment une personne va réagir. Je ne voudrais pas que Lisbeth Salander soit blessée quand vous l'arrêterez... mais disons que, dans son cas, je veillerais à ce que l'arrestation se fasse avec la plus grande prudence. Si elle est armée, le risque est grand qu'elle utilise son arme.
18
MARDI 29 MARS — MERCREDI 30 MARS
TROIS ENQUÊTES PARALLÈLES sur les meurtres d'Enskede étaient donc en cours. La première était celle de l'inspecteur Bublanski, avec l'avantage de l'autorité de l'Etat. En apparence, la solution semblait se trouver à portée de main ; ils avaient une suspecte et une arme du crime associée à la suspecte. Ils avaient un lien incontestable avec la première victime et un lien possible via Mikael Blomkvist avec les deux autres victimes. Pour Bublanski, il ne s'agissait maintenant pratiquement plus que de trouver Lisbeth Salander et de la fourrer dans une des cages à poules de la maison d'arrêt de Kronoberg.
L'enquête de Dragan Armanskij était formellement soumise à l'enquête de police officielle, mais Armanskij avait aussi son propre agenda. Son intention personnelle était d'une certaine manière de surveiller les intérêts de Lisbeth Salander — trouver la vérité et de préférence une vérité avec une forme de circonstances atténuantes.
L'enquête la plus incommode était celle de Millenium. Le journal manquait totalement des ressources dont disposaient aussi bien la police que l'entreprise d'Armanskij. Contrairement à la police, Mikael Blomkvist n'était pas particulièrement intéressé par la découverte d'un motif plausible qui aurait amené Lisbeth Salander à se rendre à Enskede pour tuer deux de ses amis. Un moment, au cours du week-end de Pâques, il s'était dit qu'il ne croyait tout simplement pas à cette histoire. Si Lisbeth Salander était mêlée aux meurtres en quoi que ce soit, c'était forcément pour de tout autres raisons que ce que laissait entendre l'enquête officielle. Quelqu'un d'autre avait tenu l'arme ou quelque chose s'était passé en dehors du contrôle de Lisbeth Salander.
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