Il réfléchit un court instant puis il nomma le document [Pour Sally]. Ensuite il créa un dossier qu'il nomma [LISBETH SALANDER] et qu'il plaça bien en vue sur le bureau de son iBook.
LE MARDI MATIN, DRAGAN ARMANSKIJ convoqua une réunion autour de la table de conférence ronde dans son bureau à Milton Security. Il appela trois personnes.
Johan Fräklund, soixante-deux ans, ancien inspecteur de police à Solna, était le chef de l'unité d'intervention à Milton. C'était Fräklund qui avait la responsabilité globale de la planification et des analyses. Armanskij l'avait recruté de l'administration de l'Etat dix ans auparavant et en était venu à considérer Fräklund comme une des recrues les plus performantes de l'entreprise.
Armanskij appela aussi Steve Bohman, quarante-huit ans, et Niklas Eriksson, vingt-neuf ans. Bohman, comme Fräklund, était un ancien policier. Formé à la brigade d'intervention de Norrmalm dans les années 1980, il avait gagné la brigade criminelle où il avait dirigé des douzaines d'enquêtes dramatiques. Bohman avait été l'un des acteurs-clés de l'enquête sur l'Homme au Laser au début des années 1990, et en 1997, après une certaine persuasion et une offre de salaire considérablement plus élevée, il était passé chez Milton.
Niklas Eriksson n'avait pas ce genre de palmarès. Il avait suivi la formation de l'école de police mais au dernier moment, juste avant de passer son examen, il avait appris qu'il souffrait d'une insuffisance cardiaque congénitale, qui non seulement exigeait une importante intervention chirurgicale, mais qui signifiait aussi que la future carrière de policier d'Eriksson passait à la trappe.
Fräklund — ancien collègue du père d'Eriksson — avait proposé à Armanskij qu'il lui donne une chance. Comme un poste se libérait dans l'unité d'intervention, Armanskij avait accepté son recrutement. Il ne l'avait jamais regretté. Eriksson travaillait à Milton depuis cinq ans maintenant. Contrairement à la plupart des autres employés de la section d'intervention, Eriksson manquait d'habitude du terrain — en revanche il se distinguait comme une ressource intellectuelle perspicace.
— Bonjour tout le monde, asseyez-vous, commencez par lire, dit Armanskij.
Il distribua trois chemises contenant une cinquantaine de photocopies de coupures de presse relatant la chasse à Lisbeth Salander, ainsi qu'un résumé de trois pages de son passé. Armanskij avait passé le lundi de Pâques à rédiger le document. Eriksson termina le premier sa lecture et posa la chemise. Armanskij attendit que Bohman et Fräklund aient terminé aussi.
— Je suppose qu'aucun de vous n'a loupé les titres dans les tabloïds pendant le week-end, dit Dragan Armanskij.
— Lisbeth Salander, dit Fräklund d'une voix morne.
Steve Bohman secoua la tête.
Niklas Eriksson regarda dans le vide d'un air impénétrable en esquissant un sourire triste. Dragan Armanskij regarda le trio d'un œil scrutateur.
— L'une de nos employées, dit-il. Est-ce que vous avez réussi à faire sa connaissance au cours des années qu'elle a passées avec nous ?
— J'ai essayé de plaisanter avec elle une fois, dit Niklas Eriksson, la mine contrite. Ça n'a pas trop marché. J'ai cru qu'elle allait me décapiter. C'était une rabat-joie, je crois que je n'ai pas échangé plus de dix phrases avec elle, en tout et pour tout.
— Elle était assez spéciale, dit Fräklund.
Bohman haussa les épaules.
— Elle était complètement dingue, une vraie peste à fréquenter. Je savais qu'elle était cinglée, mais pas détraquée à ce point.
— Elle était un drôle d'oiseau dans cette maison, renchérit Fräklund. Je n'avais pas trop à faire avec elle, mais je ne peux pas dire que nous ayons jamais eu une relation chaleureuse.
Dragan Armanskij hocha la tête.
— Elle suivait ses propres voies, dit-il. Elle n'était pas facile à manier. Mais je l'ai engagée parce qu'elle était, la meilleure enquêteuse que j'aie jamais rencontrée. Elle livrait toujours des résultats qui sortaient de l'ordinaire.
— C'est un truc que je n'ai jamais compris, dit Fräklund. Je n'ai jamais pigé comment elle pouvait être aussi fichtrement compétente tout en étant si asociale.
Tous les trois hochèrent la tête.
— L'explication est évidemment à trouver dans son état psychique, dit Armanskij en montrant l'une des chemises. Elle était déclarée incapable.
— Je l'ignorais totalement, dit Eriksson. Je veux dire, elle n'avait pas un écriteau dans le dos disant qu'elle était sous tutelle. Tu n'as jamais rien dit.
— Non, reconnut Armanskij. Je n'ai jamais rien dit parce que j'estimais qu'elle n'avait pas besoin d'être plus stigmatisée qu'elle ne l'était déjà. Je trouve que tout le monde doit avoir sa chance.
— Nous avons vu le résultat de cette expérimentation à Enskede, dit Bohman.
— Peut-être.
ARMANSKIJ HÉSITA UN INSTANT. Il ne voulait pas révéler sa faiblesse pour Lisbeth Salander devant les trois professionnels qui le contemplaient, les yeux pleins d'expectative. Leur ton avait été assez neutre pendant la conversation, mais Armanskij savait aussi que Lisbeth Salander était cordialement détestée par tous les trois, tout comme par la totalité des employés de Milton Security. Il ne devait pas paraître faible ni décontenancé. C'était donc primordial de présenter la chose d'une façon qui créerait une bonne dose d'enthousiasme et de professionnalisme.
— J'ai décidé d'utiliser, pour la toute première fois, une partie des ressources de Milton à une affaire purement interne, dit-il. Cela ne doit pas atteindre des sommes astronomiques dans le budget, mais j'ai l'intention de vous détacher tous les deux, Bohman et Eriksson, de votre travail ordinaire. Votre mission sera, pour utiliser une expression passe-partout, d'« établir la vérité » sur Lisbeth Salander.
Bohman et Eriksson posèrent un regard sceptique sur Armanskij.
— Je veux que toi, Fräklund, tu prennes les rênes de l'investigation. Je veux savoir ce qui s'est passé et ce qui a amené Lisbeth Salander à tuer son tuteur et le couple à Enskede. Il y a forcément une explication qui se tient.
— Pardon, mais ceci ressemble à s'y méprendre à une mission policière, objecta Fräklund.
— Sans aucun doute, répliqua Armanskij immédiatement. Mais nous avons un certain avantage par rapport à la police. Nous connaissions Lisbeth Salander et nous avons une petite idée de sa manière de fonctionner.
— Bof, dit Bohman, sur un ton très dubitatif. Je ne pense pas que qui que ce soit ici dans la boîte connaisse Salander ni n'ait la moindre idée de ce qui se déroulait dans sa petite tête.
— Aucune importance, répondit Armanskij. Salander travaillait pour Milton Security. Je considère qu'il est de notre responsabilité d'établir la vérité.
— Salander n'a pas travaillé pour nous depuis... combien ça fait ? bientôt deux ans, dit Fräklund. Je ne pense pas que nous soyons si responsables que ça de ce qu'elle fait. Et je ne pense pas que la police apprécierait qu'on se mêle d'une enquête policière.
— Au contraire, dit Armanskij.
Il jouait son atout et il fallait le jouer judicieusement.
— Comment ça ? demanda Bohman.
— Hier, j'ai eu quelques longs entretiens avec le chef de l'enquête préliminaire, le procureur Ekström, et avec l'inspecteur qui dirige l'investigation, Bublanski. Ekström est sous pression. Ceci n'est pas un règlement de compte lambda parmi des gangsters mais un événement avec un énorme potentiel dans les médias, où un avocat, une criminologue et un journaliste ont été exécutés. Je leur ai expliqué que compte tenu que le suspect principal est une ancienne employée de Milton Security, nous avons décidé d'entamer notre propre enquête sur l'affaire.
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