Armanskij fit une pause avant de poursuivre.
— Ekström et moi-même sommes d'accord que l'important en ce moment est que Lisbeth Salander soit arrêtée au plus vite avant d'avoir le temps de causer d'autres dégâts, à elle-même ou à autrui, dit-il. Comme nous la connaissons mieux en tant qu'être humain que la police, nous pouvons y contribuer. Ekström et moi avons donc décidé que vous deux — il indiqua Bohman et Eriksson —, vous allez déménager pour le commissariat central où vous vous joindrez à l'équipe de Bublanski.
Tous les trois regardèrent Armanskij d'un air perplexe.
— Pardon, une question idiote... mais nous sommes des civils, dit Bohman. Est-ce que la police va nous ouvrir la porte d'une enquête de meurtre comme ça, sans façon ?
— Vous travaillerez sous la direction de Bublanski, mais vous m'informerez moi aussi. Vous aurez libre accès à l'enquête. Tout le matériel que nous avons et que vous trouverez sera communiqué à Bublanski. Pour la police, cela signifie simplement que l'équipe de Bublanski sera renforcée gratuitement. Et vous n'avez pas toujours été des civils, aucun de vous. Vous, Fräklund et Bohman, vous avez bien travaillé comme policiers pendant de nombreuses années avant de commencer ici et toi, Eriksson, tu as fait l'école de police.
— Mais c'est contre les principes...
— Pas du tout. La police fait souvent appel à des consultants civils dans différentes investigations. Il peut s'agir de psychologues dans des enquêtes sur des crimes sexuels ou d'interprètes dans des enquêtes impliquant des étrangers. Vous interviendrez tout simplement en tant que consultants civils ayant des connaissances sur le principal suspect.
Fräklund hocha lentement la tête.
— D'accord. Milton se joint à l'investigation de la police et essaie de contribuer à l'arrestation de Salander. Y a-t-il autre chose ?
— Une chose : votre mission côté Milton est d'établir la vérité. Rien d'autre. Moi, je veux savoir si Salander a tué ces trois personnes — et dans ce cas pourquoi.
— Y aurait-il un doute sur sa culpabilité ? demanda Eriksson.
— Les indices dont dispose la police sont très embarrassants pour elle. Mais je veux savoir s'il y a une autre dimension dans cette histoire — s'il existe un complice que nous ignorons et qui était peut-être la personne qui tenait l'arme du crime ou bien s'il y a des circonstances que nous ne connaissons pas.
— Je crois qu'il sera difficile de trouver des circonstances atténuantes à un triple meurtre, dit Fräklund. Dans ce cas, on doit partir du principe qu'il existe une possibilité qu'elle soit totalement innocente. Et je n'y crois pas.
— Moi non plus, reconnut Armanskij. Mais votre boulot sera d'assister la police de toutes les manières possibles et de contribuer à son arrestation rapide.
— Le budget ? demanda Fräklund.
— Courant. Je veux être tenu informé des coûts au fur et à mesure, et si ça atteint des sommes faramineuses, on abandonne. Mais dites-vous que vous travaillerez à temps plein là-dessus pendant au moins une semaine à partir de maintenant.
Il hésita encore un instant.
— Je suis celui qui connaît le mieux Salander. Cela signifie que vous devez me considérer comme un des acteurs et que je dois figurer parmi les personnes que vous allez interroger, finit-il par dire.
SONJA MODIG FRANCHIT LE COULOIR au pas de course et eut le temps d'arriver dans la salle des interrogatoires alors que les dernières chaises finissaient de racler par terre. Elle s'installa à côté de Bublanski qui avait convoqué à cette représentation tout le groupe d'investigation, y compris le chef de l'enquête préliminaire. Hans Faste jeta un regard irrité sur Sonja à cause de son retard, puis s'attela à l'introduction ; c'était lui l'initiateur de cette réunion.
Il avait continué à creuser les nombreux clashs entre la bureaucratie de l'Assistance sociale et Lisbeth Salander, la prétendue « piste psychopathe » comme il disait, et il avait indéniablement eu le temps d'accumuler un vaste matériau. Hans Faste se racla la gorge.
— Je vous présente le Dr Peter Teleborian, médecin-chef de la clinique psychiatrique de l'hôpital Sankt Stefan à Uppsala. Il a eu la gentillesse de venir à Stockholm pour mettre à la disposition de l'enquête sa connaissance de Lisbeth Salander.
Sonja Modig déplaça son regard sur Peter Teleborian. C'était un homme de petite taille avec des cheveux châtains frisés, des lunettes à monture d'acier et un petit bouc. Il était habillé avec décontraction, veste beige en velours côtelé, jean et chemise rayée déboutonnée au cou. Ses traits étaient accusés, avec quelque chose d'un jeune garçon. Sonja avait déjà vu Peter Teleborian à plusieurs reprises mais n'avait jamais parlé avec lui. Il avait donné des cours sur les dérangements psychiques quand elle était en dernière année de l'école de police et, une autre fois, dans un stage de formation continue où il avait parlé de psychopathes et de comportements psychopathes chez les jeunes. Elle avait également assisté au procès d'un violeur en série où il était appelé à témoigner en tant qu'expert. Après avoir participé pendant de nombreuses années au débat public, il était l'un des psychiatres les plus connus du pays. Il s'était démarqué par sa critique sévère des coupes sauvages dans les soins psychiatriques ayant eu pour résultat la fermeture d'hôpitaux psychiatriques et l'abandon pur et simple de gens qui se trouvaient en détresse psychique manifeste, les livrant à un destin de SDF et de cas sociaux. Après le meurtre d'Anna Lindh, ministre des Affaires extérieures, Teleborian avait siégé dans la commission parlementaire qui enquêtait sur la ruine des services psychiatriques.
Peter Teleborian adressa un hochement de tête à l'assemblée et se versa de l'eau minérale dans un gobelet en plastique.
— On verra à quoi je peux être utile, commença-t-il de façon prudente. Je déteste voir mes pronostics se réaliser dans ce genre de contexte.
— Pronostics ? demanda Bublanski.
— Oui. On peut parler d'ironie. Le soir des meurtres à Enskede, je participais à un panel à la télé où on discutait de la bombe à retardement qui est amorcée un peu partout dans notre société. C'est terrifiant. Je n'avais sans doute pas Lisbeth Salander en tête à ce moment-là mais je citais une suite d'exemples — anonymes évidemment — de patients qui devraient tout bonnement se trouver dans des institutions de soins plutôt que de courir les rues en toute liberté. Je dirais que rien que cette année, la police aura à résoudre au moins une demi-douzaine d'homicides ou d'assassinats où le coupable appartient à ce groupe de patients assez limité en nombre.
— Et vous voulez dire que Lisbeth Salander fait partie de ces fous furieux ? demanda Hans Faste.
— Le choix de l'expression « fous furieux » n'est pas très pertinent. Mais oui, elle fait partie de la clientèle que la société a abandonnée. Elle est sans hésitation l'un de ces individus déchirés que je n'aurais pas lâchés dans la société si on m'avait demandé mon avis.
— Vous voulez dire qu'elle aurait dû se trouver enfermée avant de commettre un crime ? demanda Sonja Modig. Ce n'est pas tout à fait conciliable avec les principes d'une société de droit.
Hans Faste plissa les sourcils et lui jeta un regard irrité. Sonja Modig se demanda pourquoi Faste semblait sans arrêt sortir les griffes contre elle.
— Vous avez entièrement raison, répondit Teleborian qui lui vint ainsi indirectement en aide. Ce n'est pas conciliable avec la société de droit, au moins pas dans sa forme actuelle. Il y a un équilibre à tenir entre le respect de l'individu et le respect des victimes potentielles qu'un être psychiquement malade peut semer sur sa route. Aucun patient ne ressemble à un autre et il faut les soigner cas par cas. Il est évident que dans les services de soins psychiatriques, nous commettons aussi des erreurs et libérons des personnes qui n'ont rien à faire en liberté.
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