— J'ai déjà pris la direction des opérations sur le lieu des trouvailles et interrompu la fouille. Je veux un médecin légiste sur place et de vrais techniciens avant de poursuivre.
— Excellent boulot, Jerker.
— Ce n'est pas tout. Il y a cinq minutes, le clebs a marqué de nouveau, à une petite centaine de mètres du premier endroit.
LISBETH SALANDER AVAIT FAIT DU CAFÉ sur la cuisinière de Bjurman, mangé une autre pomme et passé deux heures à lire, page par page, l'enquête que Bjurman avait faite sur elle. Elle était impressionnée. Il avait consacré beaucoup d'efforts à sa tâche et systématisé les informations comme s'il s'agissait d'un passe-temps passionnant. Il avait trouvé des données sur elle dont elle ignorait jusqu'à l'existence.
Elle lut le journal intime de Holger Palmgren avec des sentiments très mitigés. Il y avait deux carnets de notes reliés. Il avait commencé ses notes quand elle avait quinze ans et venait de fuguer de sa deuxième famille d'accueil, un couple âgé à Sigtuna dont le mari était sociologue et la femme auteur de livres pour enfants. Lisbeth était restée douze jours chez eux, elle avait senti qu'ils étaient infiniment fiers d'accomplir œuvre sociale en la prenant en pitié, et qu'ils s'attendaient à ce qu'elle exprime une profonde gratitude. Lisbeth avait craqué quand sa mère d'accueil tout à fait temporaire s'était autofélicitée devant une voisine en soulignant l'importance de prendre en charge les jeunes qui avaient des problèmes manifestes. Je ne suis pas un putain de projet social, voulait-elle crier chaque fois que sa mère d'accueil l'exhibait à ses amies. Au douzième jour, elle avait volé 100 couronnes de la caisse du ménage et pris le car pour Upplands-Väsby, puis le train de banlieue pour Stockholm. La police l'avait retrouvée six semaines plus tard, réfugiée chez un tonton de soixante-sept ans à Haninge.
Il avait été assez réglo. Il lui fournissait le gîte et le couvert. Elle n'avait pas eu grand-chose à faire en contrepartie. Il voulait la mater quand elle était nue. Il ne la touchait jamais. Elle savait qu'il fallait considérer le bonhomme comme un pédophile, mais elle n'avait jamais ressenti de menace venant de lui. Elle le sentait comme un être renfermé et socialement handicapé. Après coup, il lui arrivait même de ressentir un étrange sentiment de parenté en pensant à lui. Ils vivaient tous les deux complètement en marge.
Un voisin avait fini par la repérer et avait averti la police. Une assistante sociale avait fait de gros efforts pour la convaincre de porter plainte pour abus sexuel. Elle s'était obstinée à refuser de reconnaître qu'il y ait jamais eu quoi que ce soit d'inconvenant, et de toute façon elle avait quinze ans et était sexuellement majeure. Allez vous faire foutre ! Ensuite, Holger Palmgren était intervenu et l'avait fait sortir. Palmgren avait commencé à tenir un journal intime la concernant dans ce qui ressemblait à une tentative frustrée de démêler ses propres doutes. Les premières phrases avaient été formulées en décembre 1993.
L. apparaît décidément comme la gamine la plus difficile que j'aie jamais connue. La question est de savoir si j'agis bien en m'opposant à son retour à Sankt Stefan. Elle est maintenant venue à bout de deux familles d'accueil en trois mois et elle court un risque manifeste de pâtir de ses fugues. Il va falloir que je décide si oui ou non j'abandonne cette mission et demande qu'elle soit confiée à de véritables experts. Je ne sais pas ce qui est bien et ce qui est mal. Aujourd'hui, j'ai eu un entretien sérieux avec elle.
Lisbeth se souvenait du moindre mot qui avait été dit au cours de cet entretien sérieux. C'était la veille du réveillon de Noël. Holger Palmgren l'avait emmenée chez lui et l'avait installée dans sa chambre d'amis. Il avait préparé des spaghettis bolonaise pour le dîner et l'avait ensuite invitée à s'asseoir dans le canapé du séjour, et il s'était assis sur une chaise en face elle. Elle s'était vaguement demandé si Palmgren lui aussi voulait la voir nue. Au lieu de cela, il lui avait parlé comme si elle était une adulte.
Ce fut un monologue de deux heures. Elle répondit à peine à ses questions. Il expliqua les réalités de la vie, à savoir qu'elle avait maintenant le choix entre être internée de nouveau à Sankt Stefan ou habiter dans une famille d'accueil. Il promit d'essayer de trouver une famille qui lui conviendrait, et il exigea qu'elle accepte son choix. Il avait décidé qu'elle passerait Noël chez lui, pour avoir le temps de réfléchir à son avenir. Le choix lui incombait entièrement, mais au plus tard le lendemain du jour de Noël il voulait une réponse de sa part et une promesse. Elle serait obligée de promettre que si elle avait des problèmes, elle se tournerait vers lui plutôt que de fuguer. Là-dessus il l'avait envoyée au lit et s'était manifestement assis pour écrire les premières lignes de son journal intime sur Lisbeth Salander.
La menace — l'alternative d'être renvoyée à Sankt Stefan après Noël — lui faisait plus peur que ce que Holger Palmgren pouvait imaginer. Elle passa un Noël misérable, en surveillant avec méfiance le moindre geste de Palmgren. Le lendemain de Noël, il n'avait toujours pas essayé de la tripoter et il n'avait pas non plus l'air de vouloir la mater en douce. Au contraire, il s'était mis terriblement en colère quand elle l'avait provoqué en se promenant nue de la chambre d'amis à la salle de bains. Il avait claqué la porte de la salle de bains d'un coup sec. Elle avait fini par lui donner les promesses qu'il exigeait. Elle avait tenu sa parole. A peu près, disons.
Dans son journal, Palmgren commentait méthodiquement chacune de ses rencontres avec elle. Parfois en trois lignes, parfois des pages entières de réflexions. Certains passages la stupéfièrent. Palmgren avait été plus perspicace qu'elle ne l'avait soupçonné, et parfois il ajoutait de petits commentaires sur des moments où elle avait essayé de le rouler, mais qu'il avait parfaitement perçus.
Ensuite, elle ouvrit le rapport de police de 1991. Subitement les morceaux du puzzle tombèrent à leur place. Elle eut l'impression que le sol se mettait à tanguer. Elle lut le rapport médico-légal écrit par un Dr Jesper H. Löderman et dans lequel un certain Dr Peter Teleborian était l'une des références les plus importantes. Löderman avait été le joker du procureur quand il avait essayé de la faire interner lors des délibérations à sa majorité.
Puis elle trouva une enveloppe contenant une correspondance entre Peter Teleborian et Gunnar Björck. Les lettres étaient datées de 1991, peu après que Tout Le Mal était arrivé.
Rien n'était dit explicitement dans les lettres, mais soudain une trappe s'ouvrit sous Lisbeth Salander. Il lui fallut quelques minutes pour comprendre les implications. Gunnar Björck faisait référence à ce qui avait dû être un entretien privé. Il formulait sa lettre de façon impeccable, mais entre les lignes Björck disait que ça arrangerait tout le monde si Lisbeth Salander pouvait passer le reste de sa vie enfermée dans un asile de fous.
Il est important que l'enfant prenne du recul par rapport à la situation actuelle. Je ne saurais juger de son état psychique ni des soins dont elle a besoin, mais plus longtemps elle pourra être maintenue en institution, moins il y a de risques qu'elle crée involontairement des problèmes dans l'affaire qui nous préoccupe.
L'affaire qui nous préoccupe.
Lisbeth Salander goûta l'expression un court moment.
Peter Teleborian avait été responsable de son traitement à Sankt Stefan. Il ne s'était pas agi d'un hasard. Au seul ton de sa correspondance, elle pouvait tirer la conclusion que ces lettres n'avaient jamais été destinées à apparaître au grand jour.
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