Et maintenant, tous ces détails intimes et protégés par le secret professionnel se trouvaient sur le Net à la vue et au su de tous. Ses états de service étaient complétés par des descriptions colorées de tous les conflits qu'elle avait connus avec son entourage depuis l'école primaire, et de son internement dans une clinique de pédopsychiatrie au début de l'adolescence.
LE DIAGNOSTIC QUE LES MÉDIAS FAISAIENT de Lisbeth Salander variait selon les éditions et les journaux. Parfois elle était décrite comme psychotique et parfois comme schizophrène avec de sérieuses tendances à la manie de la persécution. Tous les journaux la décrivaient comme mentalement attardée — elle n'avait même pas su assimiler l'enseignement du collège et elle en était sortie sans bulletin de notes. Le public ne pouvait que constater qu'elle était déséquilibrée et encline à la violence.
Lorsque les médias découvrirent que Lisbeth Salander était une amie de la lesbienne notoire Miriam Wu, un lynchage en règle se déchaîna dans plusieurs journaux. Miriam Wu s'était produite dans le show de Benita Costa pendant la Gay Pride, un show provocateur où Mimmi avait été photographiée les seins à l'air, en pantalon de cuir avec bretelles et en bottes vernies à talons aiguilles. En outre, elle avait écrit des articles dans un magazine gay fréquemment cité par les médias et à quelques reprises elle avait été interviewée pour sa participation dans différents shows. La combinaison lesbienne/tueuse en série/sexe sadomaso était apparemment imbattable pour augmenter les tirages.
Plusieurs journaux évoquèrent la possibilité que la thèse de Mia Bergman, qui traitait du commerce du sexe, ait pu pousser Lisbeth Salander à commettre les crimes, puisque aii dire des services sociaux elle était une prostituée.
A la fin de la semaine, les médias découvrirent que Salander avait aussi des liens avec une bande de jeunes femmes qui flirtaient avec le satanisme. Le groupe s'appelait les Evil Fingers et cela incita un journaliste culturel mâle d'un certain âge à écrire un long texte sur l'instabilité de la jeunesse et les dangers qui se dissimulent partout, depuis la culture skinhead jusqu'au hip-hop.
A ce stade, le public était repu d'informations sur Lisbeth Salander. Si on additionnait les affirmations dans les différents médias, la police pourchassait une lesbienne psychotique membre d'une bande de satanistes qui prônait le sexe sadomaso et haïssait la société en général et les hommes en particulier. Salander s'étant trouvée à l'étranger l'année précédente, des liens internationaux n'étaient pas à exclure.
UNE SEULE FOIS, LISBETH SALANDER réagit avec une sorte d'émotion devant ce que véhiculait le bruissement des médias. Un titre attira son attention.
« NOUS AVIONS PEUR D'ELLE »
Elle menaçait de nous tuer, disent ses professeurs et camarades
Celle qui parlait était un ancien professeur, une certaine Birgitta Miåås, actuellement peintre sur soie, qui s'étalait sur Lisbeth Salander ayant menacé ses camarades de classe et racontait que même les professeurs avaient eu peur d'elle.
Lisbeth avait effectivement croisé Miåås. Leur rencontre n'avait cependant pas été d'une grande pureté.
Elle se mordit la lèvre inférieure et constata qu'elle avait onze ans à l'époque. Elle se souvenait de Miåås comme d'une remplaçante pénible en maths qui s'était entêtée à lui poser une question à laquelle elle avait déjà répondu correctement, mais faux à en croire le manuel. En réalité, le manuel se trompait, ce qui, de l'avis de Lisbeth, aurait dû être évident pour tout le monde. Mais Miåås s'était de plus en plus entêtée et Lisbeth était devenue de moins en moins disposée à discuter la question. Pour finir, elle était restée sans bouger, la bouche formant un mince trait avec la lèvre inférieure poussée en avant jusqu'à ce que Miåås, totalement frustrée, la prenne par l'épaule et la secoue pour attirer son attention. Lisbeth avait riposté en lançant son livre à la tête de Miåås, d'où un certain désordre. Elle avait craché et donné des coups de pied autour d'elle tandis que ses camarades de classe essayaient de la maîtriser.
Cet article disposait d'un grand espace dans un journal du soir et laissait aussi la place à quelques citations mises en légende d'un encadré montrant l'un des anciens élèves de sa classe posant devant l'entrée de son école de l'époque. Le garçon en question s'appelait David Gustavsson et se disait actuellement assistant financier. Il prétendait que les élèves avaient peur de Lisbeth Salander puisqu'un jour « elle avait proféré des menaces de mort ». Lisbeth se souvenait de David Gustavsson comme d'un de ses plus grands persécuteurs à l'école, un gros costaud brutal doté d'un Qi minimal et qui loupait rarement une occasion de distribuer des injures et des coups de coude dans les couloirs. Une fois il l'avait attaquée derrière le gymnase à la pause déjeuner et, comme d'habitude, elle s'était défendue. Physiquement, elle n'avait aucune chance, mais elle estimait que mieux valait mourir que capituler. L'incident avait déraillé, un grand nombre d'élèves s'étant rassemblés autour d'eux pour regarder David Gustavsson taper sur Lisbeth Salander à ne plus en finir. Cela les avait amusés jusqu'à un certain point, mais cette idiote ne comprenait pas son propre intérêt, elle restait à terre et ne se mettait même pas à pleurer ou à implorer pitié.
Un moment plus tard, les élèves eux-mêmes ne supportaient plus ce spectacle. David était tellement supérieur et Lisbeth tellement sans défense que David commença à récolter des mauvais points. Il avait démarré quelque chose qu'il ne savait pas terminer. Pour en finir, il balança à Lisbeth deux bons coups de poing dont l'un lui fendit la lèvre et l'autre lui coupa le souffle. Les autres élèves l'abandonnèrent en un tas misérable derrière le gymnase et disparurent en riant au coin du bâtiment.
Lisbeth Salander était rentrée à la maison panser ses plaies. Deux jours plus tard, elle était revenue avec une batte de base-bail. Au milieu de la cour, elle l'avait assénée sur la tête de David, sur l'oreille. Quand il fut à terre, complètement choqué, elle appuya la batte sur sa gorge, se pencha sur lui et lui chuchota que si jamais il la touchait encore, elle le tuerait. A ce moment, les adultes se rendirent compte que quelque chose se passait, et on emmena David à l'infirmerie, tandis que Lisbeth devait comparaître devant le principal pour y recevoir le verdict : punition, notification dans son dossier et poursuite des enquêtes sociales.
Pendant quinze ans, Lisbeth n'avait jamais repensé à Miåås ou à Gustavsson. Elle nota mentalement qu'il lui faudrait contrôler, dès qu'elle aurait un peu plus de temps, ce qu'étaient leurs occupations actuelles.
TOUT CE QU'ON ÉCRIVAIT sur Lisbeth Salander avait fait d'elle une célébrité nationale. Son passé était examiné et disséqué, puis publié dans le moindre détail, depuis les crises à l'école primaire jusqu'à l'internement à la clinique pédopsychiatrique de Sankt Stefan près d'Uppsala où elle avait passé plus de deux ans.
Elle dressa l'oreille quand le médecin-chef Peter Teleborian fut interviewé à la télé. Il avait huit ans de plus que la dernière fois où Lisbeth l'avait vu, à l'occasion des délibérations au tribunal d'instance pour la faire déclarer incapable. Il avait de gros plis sur le front et gratta son petit bouc en se tournant vers le reporter pour expliquer, très soucieux, qu'il était tenu au secret professionnel et ne pouvait donc pas parler d'une patiente particulière. Tout ce qu'il pouvait dire était que Lisbeth Salander était un cas très compliqué qui exigeait des soins qualifiés, et que le tribunal avait décidé, à l'encontre de sa recommandation, de la placer sous tutelle et de l'insérer dans la société au lieu de lui accorder les soins en institution dont elle avait besoin. C'était un scandale, soutint Teleborian. Il regretta que trois personnes soient mortes du fait de cette erreur d'estimation, et au passage en profita pour dénoncer les coupes dans les budgets de la psychiatrie que le gouvernement avait fait passer en force ces dernières décennies.
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