Quand une femme de vingt-six ans d'un milieu respectable et ayant une vie rangée est retrouvée étranglée dans son appartement, il faut essayer de retrouver qui était son petit ami ou la dernière personne avec qui elle a parlé au troquet la veille au soir.
Bublanski avait mené tant d'enquêtes de ce type qu'il aurait pu les faire en dormant.
L'enquête actuelle avait pourtant si bien commencé. Ils avaient trouvé un suspect principal dès les premières heures. Lisbeth Salander était comme faite pour le rôle — un cas psychiatrique attesté qui avait connu des crises de violence incontrôlables toute sa vie. Concrètement, restait simplement à la cueillir et à obtenir des aveux ou, selon les circonstances, à l'envoyer dans une cellule matelassée. Ensuite, tout avait déraillé.
Salander n'habitait pas à son adresse. Elle avait des amis comme Dragan Armanskij et Mikael Blomkvist. Elle avait une relation avec une lesbienne notoire qui s'adonnait au sexe avec des menottes et qui déclenchait l'emballement des médias dans une situation déjà passablement enflammée. Elle avait 2,5 millions sur son compte en banque et aucun travail connu. Et maintenant Blomkvist débarquait avec des théories sur le trafic des femmes et autres conspirations — et en sa qualité de journaliste célèbre, il avait le réel pouvoir de créer un chaos complet dans l'enquête au moyen d'un seul article bien placé.
Et, surtout, le principal suspect se révélait impossible à trouver, bien qu'elle soit haute comme deux pouces, qu'elle ait un physique particulier et des tatouages partout sur le corps. Bientôt deux semaines depuis les meurtres et ils n'avaient pas le moindre soupçon d'une trace leur indiquant où elle se trouvait.
GUNNAR BJÖRCK, EN ARRÊT MALADIE pour hernie discale, adjoint-chef à la Säpo, avait passé vingt-quatre heures misérables depuis que Mikael Blomkvist avait franchi sa porte. Une douleur sourde et permanente s'était installée dans son dos. Il avait arpenté la maison qu'on lui avait prêtée, incapable de se détendre et incapable de prendre des initiatives. Il avait essayé de réfléchir mais les morceaux du puzzle refusaient de se mettre en place.
Il n'arrivait pas à comprendre les tenants et les aboutissants de cette histoire.
Quand il avait appris la nouvelle du meurtre de Nils Bjurman, le lendemain de la découverte du corps de l'avocat, il était resté sidéré. Mais il n'avait pas été surpris lorsque Lisbeth Salander avait presque immédiatement été désignée comme suspect principal et que la traque avait commencé. Il avait attentivement écouté chaque parole prononcée à la télé et il était sorti acheter tous les journaux qu'il pouvait trouver, et il avait consciencieusement lu chaque mot des divers articles.
Il ne doutait pas une seconde que Lisbeth Salander ne fût une malade mentale et capable de tuer. Il n'avait eu aucune raison de remettre en question sa culpabilité ou les conclusions de l'enquête de police — au contraire, tout ce qu'il savait sur Lisbeth Salander indiquait qu'elle était une psychopathe démente. Il avait failli se manifester au téléphone pour contribuer à l'enquête avec de bons conseils ou au moins pour contrôler que l'affaire était correctement menée, mais il avait fini par se dire que le cas ne le concernait plus. Ce n'était plus de son ressort et il y avait des gens compétents pour gérer cette affaire. Sans compter qu'un appel téléphonique de sa part pourrait susciter l'attention indésirable qu'il tenait justement à éviter. Il avait fini par se détendre et n'avait plus suivi les informations que d'une oreille distraite.
La visite de Mikael Blomkvist avait totalement chamboulé sa tranquillité. Il ne lui était jamais venu à l'esprit que l'orgie meurtrière de Salander pouvait le concerner personnellement — qu'une des victimes était un enfoiré de journaliste sur le point de le dénoncer à la Suède entière.
Et il s'était encore moins imaginé que le nom de Zala allait resurgir comme une grenade dégoupillée dans l'histoire et moins que tout que Mikael Blomkvist connaissait ce nom. C'était si invraisemblable que ça défiait tout entendement.
Le lendemain de la visite de Mikael, il avait pris son téléphone pour appeler son ex-patron, soixante-dix-huit ans et domicilié à Laholm. Il lui fallait d'une manière ou d'une autre essayer de comprendre l'histoire sans laisser entendre qu'il appelait pour d'autres raisons qu'une simple curiosité et une inquiétude professionnelle. La conversation fut relativement courte.
— C'est Björck. J'imagine que tu as lu les journaux.
— En effet. Elle est réapparue.
— Et elle n'a pas beaucoup changé.
— Ça ne nous concerne plus.
— Alors tu ne crois pas que...
— Non, je ne crois pas. Tout ça, c'est mort et enterré. Personne ne fera le lien.
— Mais il s'agit de Bjurman et pas d'un autre. Je suppose que ce n'était pas un hasard qu'il soit devenu son tuteur.
Il y eut un silence à l'autre bout de la ligne.
— Non, ce n'était pas un hasard. Il y a trois ans, ça semblait une bonne idée. Qui aurait pu prévoir ce qui se passe ?
— Qu'est-ce qu'il savait, Bjurman ?
Son ex-chef gloussa soudain.
— Tu sais très bien comment il était. Ce n'était pas exactement un acteur-né.
— Je veux dire... est-ce qu'il connaissait le lien ? Est-ce qu'il y a quelque chose dans ses papiers qui pourrait mener à...
— Non, bien sûr que non. Je comprends ce que tu veux savoir, mais tu n'as aucune inquiétude à te faire. Salander a toujours été un facteur incontrôlable dans cette histoire. Nous nous sommes arrangés pour que Bjurman obtienne le poste, mais c'était uniquement parce que ça nous arrangeait d'avoir comme tuteur quelqu'un qu'on pouvait tenir à l'œil. Ça valait mieux qu'un élément inconnu. Si elle s'était mise à bavarder, il serait venu nous voir. Maintenant, tout ça se termine on ne peut mieux.
— Comment ça ?
— Eh bien, quand ça sera fini, Salander se retrouvera à l'HP pour un bon bout de temps.
— Admettons.
— Donc, pas d'inquiétude à avoir. Tu peux tranquillement retourner à ton arrêt maladie.
Mais c'était justement ce que Gunnar Björck n'arrivait pas à faire. Par la faute de Mikael Blomkvist. Il s'installa à la table de cuisine et regarda l'anse de Jungfrufjârden tout en essayant de résumer sa propre situation. Il était menacé des deux côtés.
Mikael Blomkvist allait le dénoncer comme micheton. Le risque était imminent qu'il termine sa carrière de policier épingle pour infraction à la loi sur le commerce du sexe.
Mais le plus grave était que Mikael Blomkvist traquait Zalachenko. D'une façon ou d'une autre Zalachenko était mêlé à l'histoire. Ce qui mènerait directement à Björck encore une fois.
Son ex-chef semblait persuadé qu'il ne pouvait rien y avoir de compromettant dans les papiers laissés par Bjurman. Il se trompait. Il y avait le rapport de 1991. Et c'était lui, Gunnar Björck, qui l'avait fourni à Bjurman.
Il essaya de visualiser la rencontre avec Bjurman plus de neuf mois auparavant. Ils s'étaient retrouvés dans la vieille ville. Bjurman l'avait appelé un après-midi au boulot et avait proposé qu'ils prennent une bière ensemble. Ils avaient parlé de tir au pistolet et d'un tas d'autres choses mais Bjurman l'avait contacté pour une raison particulière. Il avait besoin d'un service. Il avait posé des questions sur Zalachenko...
Björck se leva et s'approcha de la fenêtre de la cuisine. Il avait un peu trop bu, ce jour-là. Pas mal, même. Qu'est-ce qu'il lui avait demandé, Bjurman ?
— A propos... je suis sur une affaire où une vieille connaissance a refait surface...
— Ah bon, qui ça ?
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