— Il faut que je le voie, dit-elle.
— Qui?
— L’anesthésiste de Berlin qui travaille avec vous.
Il y eut des regards interloqués, un silence gêné parmi les médecins. L’un d’eux s’approcha et lui murmura, sourire aux lèvres
— C’est Daguerre qui aimerait vous voir.
— Souvenez-vous de ce que je vous ai dit, Diane. Pas de faux espoirs. Lucien peut tout à fait sortir du coma mais avoir subi des dommages cérébraux irréversibles…
Le bureau du chirurgien était uniformément blanc, comme irradié de lumière. Même les ombres semblaient plus claires, plus légères qu’ailleurs. Assise face au médecin, Diane rétorqua :
— C’est un miracle. Un miracle incroyable.
Daguerre ne cessait de jouer avec un crayon, en un mouvement qui paraissait canaliser toute sa nervosité. Il reprit :
— Diane, je suis très heureux pour votre enfant. Ce qui se passe est proprement… extraordinaire, c’est vrai. Mais, encore une fois, il ne faut pas se réjouir trop vite. Le retour à la conscience peut révéler aussi des traumatismes graves. Et ce retour n’est pas une certitude.
— Un miracle. Van Kaen a sauvé Lucien.
Daguerre soupira.
— Parlez-moi de cet homme. Qu’est-ce qu’il vous a dit exactement ?
— Qu’il venait de Berlin et qu’il travaillait avec vous.
— Jamais entendu parler de lui. (Il s’énervait.) Comment les infirmières ont-elles pu laisser pénétrer un tel énergumène dans le service de réanimation ?
— Il n’y avait pas d’infirmières.
Le chirurgien semblait de plus en plus tracassé. Le tapotement de la gomme résonnait avec régularité.
— Et qu’a-t-il fait au juste à Lucien ? Une séance classique d’acupuncture ?
— Je ne peux pas vous dire : c’était la première fois que j’assistais à ce genre de manipulation. Il lui a ôté ses bandages et a planté des aiguilles dans différentes parties de son corps.
Malgré lui, le chirurgien laissa échapper un ricanement. Diane braqua son regard
— Vous avez tort de rire. Je vous le répète : cet homme a sauvé mon enfant.
Le sourire s’éclipsa. Le médecin attaqua sur un ton mi-calme, mi-grondeur — celui qu’on utilise pour raisonner un enfant :
— Diane, vous savez qui je suis. Je connais le cerveau humain, d’un point neurobiologique, comme une dizaine de spécialistes au monde.
— Je ne remets pas en cause votre expérience.
— Ecoutez-moi : le système cérébral est d’une incroyable complexité. Vous savez combien il abrite de cellules nerveuses ?
Il poursuivit, sans attendre de réponse :
— Cent milliards, reliées entre elles par des myriades de connexions. Si une telle machine s’est remise en route, croyez-moi, c’est qu’elle devait fonctionner de nouveau. C’est l’organisme de votre enfant qui a décidé pour lui, vous comprenez ?
— C’est facile de dire ça maintenant.
— Vous oubliez que j’ai opéré votre enfant.
— Excusez-moi.
Diane reprit, plus doucement :
— Docteur, je vous en prie : pardonnez-moi. Mais je suis convaincue que ce médecin a joué un rôle dans la rémission de Lucien.
Daguerre lâcha enfin son crayon pour joindre les mains. Il ajusta sa voix sur le ton de son interlocutrice :
— Ecoutez. Je ne suis pas un médecin obtus. J’ai même exercé au Viêt-nam.
Il eut un sourire comme tourné vers l’intérieur — vers son passé, ses rêves anciens.
— Après l’internat, j’ai fait un peu d’humanitaire. Là-bas, j’ai étudié l’acupuncture. Savez-vous sur quoi s’appuie cette technique ? En quoi consistent les fameux points à solliciter ?
— L’homme m’a parlé des méridiens…
— Ces méridiens, savez-vous à quoi ils correspondent, physiquement ?
Elle se tut. Elle cherchait à se souvenir des paroles de l’Allemand. Daguerre répondit pour elle :
— A rien. Physiologiquement, ces méridiens n’existent pas. Des analyses, des radiographies, des scanners ont été tentés. Il n’est jamais sorti aucun résultat de ces travaux. Les points d’acupuncture ne correspondent pas même à des zones d’épiderme particulières, contrairement à ce qu’on raconte. Du point de vue de la physiologie moderne, l’acupuncteur pique n’importe où. C’est du vent. Du flan.
Le discours de van Kaen lui revenait en tête. Elle intervint :
— Le médecin m’a parlé de l’énergie vitale qui circule dans notre corps et…
— Et cette énergie serait accessible comme ça (il claqua dans ses doigts), à la surface de la peau ? Et seule la médecine chinoise aurait trouvé la géographie de ce réseau ? C’est grotesque.
On frappa à la porte du bureau. Mme Ferrer entra. Elle déclara, légèrement essoufflée :
— Docteur, nous avons retrouvé l’homme qui a pénétré dans l’unité.
Diane s’illumina. Elle se retourna tout à fait, un coude sur le dossier du siège.
— Vous l’avez prévenu pour Lucien ? Qu’est-ce qu’il dit ?
Mme Ferrer ignora la question et se concentra de nouveau sur le médecin.
— Il y a un problème, docteur.
Le chirurgien reprit son crayon et le fit tourner autour de son index, à la manière d’une baguette de majorette. Il tenta de plaisanter
— Un seul : vous êtes sûre ?
L’infirmière n’esquissa pas même un sourire.
— Docteur, l’homme est mort.
DIANE patientait maintenant au second étage du bâtiment Lavoisier. D’après les panneaux, elle se trouvait dans les couloirs du service de recherche en génétique. Pourquoi l’avait-on emmenée ici ? Pourquoi en génétique ? Mystère. Elle se tenait debout contre le mur, appuyée sur ses mains croisées, et ne cessait d’osciller entre des bouffées d’allégresse, liées à la rémission de son fils, et des gouffres de stupeur, provoqués par la mort de van Kaen. Il était cinq heures trente du matin et personne ne lui avait encore rien dit. Pas la moindre information sur les circonstances de sa disparition. Pas le moindre mot sur la manière dont on avait découvert le corps.
— Diane Thiberge ?
Elle se tourna vers la voix. L’homme qui s’approchait dépassait allégrement le mètre quatre-vingt-cinq. Elle songea au géant allemand. Il était assez agréable, finalement, d’être entourée par des gens de sa taille. Le nouvel arrivant ajouta aussitôt
— Patrick Langlois, lieutenant de police.
Il devait avoir une quarantaine d’années. Un visage sec, raviné, pas rasé. Entièrement vêtu de noir — manteau, veste, pull ras du cou et jean. Ses cheveux et sa barbe naissante étaient d’un gris hirsute — de la véritable paille de fer. Si on ajoutait les bordures rouges de ses yeux, on obtenait une sorte de tableau aux couleurs glacées. Un Mondrian — noir-gris-rouge -, articulé en une seule silhouette efflanquée et un sourire de malice.
Il ajouta: " Brigade criminelle. " Diane tressaillit. Le flic leva une main, en signe d’apaisement.
— Pas de panique. Je suis là par erreur.
Diane aurait voulu maintenir le silence, démontrer qu’elle contrôlait la situation mais elle demanda, malgré elle :
— Qu’appelez-vous : " par erreur " ?
— Ecoutez. (Il ajusta ses deux paumes l’une contre l’autre, comme pour une prière.) On va procéder dans l’ordre, d’accord ? Vous allez d’abord m’expliquer ce qui s’est exactement passé cette nuit.
En quelques phrases, Diane résuma les dernières heures qu’elle venait de vivre. Le flic notait ses réponses sur un petit bloc à spirale, en tirant légèrement la langue de côté. L’expression paraissait si incongrue dans ce visage revêche qu’elle crut à une mimique volontaire, une grimace parodique. Mais la langue disparut dès qu’il eut fini d’écrire.
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