— Qu’est-ce qui se passe ?
Sans répondre, le chirurgien lui prit le bras et l’orienta vers une rangée de sièges fixés au mur.
— Asseyez-vous.
Elle s’écroula, marmonnant entre ses lèvres
— Qu’est-ce qui se passe ? Ce… ce n’est pas fini, non ?
Eric Daguerre s’accroupit afin d’être à sa hauteur.
— Calmez-vous.
Diane conservait les yeux ouverts, mais elle ne le voyait pas. Elle ne voyait rien, excepté le néant. Ce n’était pas même une vision, c’était l’absence de toute vision, de toute perspective. Pour la première fois de sa vie, Diane ne parvenait plus à se projeter jusqu’à l’instant suivant, à envisager la seconde qui succéderait à la précédente. Elle appartenait déjà, par défaut, à la mort.
— Diane, regardez-moi.
Elle se concentra sur le visage osseux du chirurgien. Elle ne voyait toujours rien. Sa conscience n’analysait plus les images captées par ses rétines. Le médecin lui saisit les poignets. Elle les lui abandonna — elle n’avait plus la force de ses phobies. L’homme murmura :
— Pendant votre absence, cet après-midi, Lucien a fait deux nouvelles mydriases. En moins de quatre heures.
Diane était tétanisée. Ses membres étaient ligotés, fixés par l’effroi. Le chirurgien ajouta, après une minute de silence
— Je suis désolé.
Cette fois, elle braqua son regard sur le praticien et le dévisagea à travers sa colère.
— Il n’est pas encore mort, non ?
— Vous ne comprenez pas. Six fois, Lucien a présenté les symptômes d’une mort cérébrale. Il ne peut plus revenir à un état de conscience. Et même si on imaginait un miracle, qu’il manifeste des signes de réveil, les séquelles seraient trop importantes. Son cerveau est forcément endommagé, vous comprenez ? On ne peut souhaiter ça : ce serait un légume.
Diane fixa Daguerre quelques secondes. La beauté du toubib la frappa tout à coup. Sa voix roula de rage :
— Vous voulez qu’il meure, c’est ça?
Le médecin se releva. Il tremblait.
— Vous ne pouvez pas me dire ça, Diane. Pas à moi. Je me bats chaque jour, chaque nuit, pour les sortir de là. J’appartiens à la vie. (Il désigna le couloir de verre, derrière la porte vitrée.) Nous appartenons à la vie, nous tous ! Ne demandez pas à la mort d’exister parmi nous.
Elle bascula sa tête en arrière et ferma les yeux. Son crâne cogna le mur. Une fois, deux fois, trois fois. La chaleur la suffoquait. La blancheur des tubes fluorescents, à travers ses paupières, lui brûlait les iris. Elle sentait son corps s’effondrer, s’ouvrir en un trou noir, aspirer sa conscience dans cette faillite.
Pourtant, en un ultime effort, elle parvint à se lever. Sans un mot, elle saisit son sac et marcha jusqu’au service de réanimation.
Le service des petits corps immobiles.
Au-delà de la porte, tout était désert.
Diane se glissa dans la chambre de Lucien, arracha ses lunettes et tomba à genoux. La tête dans les draps, à l’extrémité du lit, elle éclata en larmes. Avec une violence inespérée. C’était la première fois, depuis l’accident, que son corps lui accordait cette libération. Ses muscles se dénouèrent, ses nerfs se relâchèrent. Les sanglots la suffoquaient, le chagrin l’asphyxiait, mais elle sentait aussi s’ouvrir en elle un soulagement, une sourde jouissance, comme une fleur néfaste qui annonçait l’ultime apaisement.
Elle savait qu’elle ne survivrait pas à la mort de Lucien. Cet enfant avait été sa dernière chance. S’il disparaissait, Diane renoncerait à survivre. Ou ce serait sa raison qui volerait en éclats. D’une manière ou d’une autre, elle sauterait le pas.
Tout à coup elle ressentit une présence. Elle dressa son regard rongé par le sel de ses larmes. Sans lunettes, elle ne voyait rien, mais elle en était sûre : dans l’obscurité, il y avait quelqu’un.
Alors, doucement, mystérieusement, une voix s’éleva :
— Je peux quelque chose pour vous.
UN revers de manche, Diane s’essuya les yeux et attrapa ses lunettes. Un homme se tenait debout, à quelques mètres. Elle comprit qu’il était déjà dans la pièce lorsqu’elle était entrée. Elle tenta de retrouver ses esprits.
L’homme s’approcha. C’était un vrai colosse, avoisinant les deux mètres, vêtu d’une blouse blanche. Son cou énorme était surmonté d’une tête tout aussi large, coiffée d’une tignasse blanche. La faible lumière du couloir éclaira brièvement son visage. Il avait la peau rouge, les traits vagues d’un buste érodé. Une certaine mansuétude émanait de ce faciès. Diane remarqua ses cils longs et retroussés. Il répéta :
— Je peux quelque chose pour vous. (Il se tourna vers l’enfant.) Pour lui.
La voix était calme, en harmonie avec les traits, et possédait un léger accent. Quelques secondes encore et Diane maîtrisait sa surprise. Elle aperçut son badge, épinglé sur sa blouse.
— Vous… vous êtes du service ? interrogea-t-elle.
Il avança d’un pas. Malgré sa masse, ses mouvements ne provoquaient aucun bruit.
— Je m’appelle Rolf van Kaen. Je suis chef anesthésiste. Je viens de Berlin. Hôpital pédiatrique Die Charité. Nous développons un programme franco-allemand avec le docteur Daguerre.
Son français était fluide, poli comme un galet qu’il aurait tenu longtemps dans sa poche. Diane se releva et s’empara de l’unique siège. Elle s’y cala maladroitement. Aucune infirmière ne passait dans le couloir. Elle reprit :
— Qu’est-ce… qu’est-ce que vous faites ici? Je veux dire : dans cette chambre ?
Le médecin parut réfléchir, peser le moindre de ses mots.
— On vous a informée ce soir de l’évolution de l’état de santé de votre enfant. J’ai lu moi-même ces résultats. (Il s’arrêta, puis:) Je pense qu’on vous a prévenue. Du point de vue de la médecine occidentale, il n’y a plus d’espoir.
— Du point de vue de la médecine occidentale ?
Diane regretta immédiatement sa question. Elle s’était jetée sur la réflexion de l’homme avec trop d’empressement. L’Allemand poursuivit :
— Nous pouvons tenter une autre technique.
— Quelle technique ?
— L’acupuncture.
Diane siffla entre ses lèvres :
— Tirez-vous. Je ne suis pas si crédule. Bon Dieu : tirez-vous avant que je vous vire moi-même.
L’anesthésiste restait immobile. Sa carrure de dolmen se découpait sur les reflets de verre. Il murmura :
— Ma position est difficile, madame. Je n’ai pas le temps de vous convaincre. Mais votre fils dispose de moins de temps encore…
Diane surprit dans l’intonation une inflexion naturelle, spontanée, qui la toucha. C’était la première fois qu’une voix évoquait sans gêne ni condescendance sa relation mère-fils avec Lucien. Le docteur enchaîna :
— Vous savez de quoi souffre votre enfant, n’est-ce pas ?
Elle baissa la tête et balbutia :
— Des afflux de sang qui…
— Viennent asphyxier son cerveau, oui. Mais savez-vous d’où proviennent ces afflux ?
— C’est le choc. Le choc de l’accident. L’hématome provoque ce phénomène et…
— Certes. Mais plus profondément ? Savez-vous ce qui motive ce courant de sang ? Quelle est la force qui propulse l’hémoglobine vers le cerveau ?
Elle conservait le silence. Le médecin se pencha.
— Si je vous disais que je peux agir sur ce mouvement même ? Que je peux apaiser cette impulsion ?
Diane s’efforça de s’exprimer avec calme, mais c’était pour mieux en finir :
— Ecoutez. Vous êtes sans doute animé de bonnes intentions, mais mon fils a été soigné ici par les meilleurs médecins. Je ne vois pas ce que…
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