— De quoi parlez-vous, chef ?
— Le truc écrit sur le tableau : Je veux écrire, mais je ne peux pas écrire. Qui suis-je ? Réponse : Un manchot.
— Merci, chef.
Nous contactâmes la station-service dont Gulliver nous avait parlé et qui existait encore. Et coup de chance, vingt ans plus tard, Marty Connors y travaillait toujours.
— Marty est le pompiste de nuit, m’indiqua l’employée au téléphone. Il prend son poste à 23 heures.
— Et est-ce qu’il travaille ce soir ?
— Oui. Souhaitez-vous que je lui laisse un message ?
— Non, c’est gentil. Je passerai le voir directement.
* * *
Ceux qui n’ont pas de temps à perdre pour rejoindre les Hamptons depuis Manhattan prennent la voie des airs. En partant de l’héliport à la pointe sud de l’île, vingt minutes d’hélicoptère suffisent pour relier New York à n’importe quelle autre ville de Long Island.
Sur le parking de l’aérodrome d’Orphea, Jerry Eden attendait, assis au volant de sa voiture. Un puissant bruit de moteur l’arracha à ses pensées. Il leva les yeux et vit l’hélicoptère qui arrivait. Il sortit de voiture. L’appareil se posait sur le tarmac à quelques dizaines de mètres de lui. Une fois le moteur coupé et les pales à l’arrêt, la porte latérale de l’hélicoptère s’ouvrit et Cynthia Eden en descendit, suivie par leur avocat, Benjamin Graff. Ils passèrent le grillage qui séparait le tarmac du parking et Cynthia se précipita dans les bras de son mari en sanglotant.
Jerry, tout en enlaçant sa femme, échangea une poignée de main amicale avec son avocat.
— Benjamin, lui demanda-t-il, est-ce que Dakota risque la prison ?
— Quelle quantité de drogue avait-elle sur elle ?
— Je n’en sais rien.
— Allons tout de suite au commissariat, suggéra l’avocat, il faut préparer l’audience. En temps normal, je ne serais pas inquiet, mais il y a l’antécédent de l’affaire Tara Scalini. Si le juge prépare correctement son dossier, il va tomber dessus, et il pourrait être tenté d’en tenir compte. Ce serait très problématique pour Dakota.
Jerry tremblait. Il avait les jambes complètement molles. Au point de demander à Benjamin de prendre le volant. Un quart d’heure plus tard, ils se présentaient au commissariat d’Orphea. Ils furent installés dans une salle d’interrogatoire, dans laquelle on conduisit ensuite Dakota, menottée. Lorsqu’elle aperçut ses parents, elle éclata en sanglots. Le policier lui enleva ses menottes et elle se précipita aussitôt dans leurs bras. « Mon bébé ! » s’écria Cynthia en serrant sa fille contre elle aussi fort qu’elle le put.
Les policiers les laissèrent seuls dans la pièce et ils s’installèrent autour de la table en plastique. Benjamin Graff sortit un dossier et un bloc-notes de sa mallette et se mit aussitôt au travail.
— Dakota, demanda-t-il, j’ai besoin de savoir précisément ce que tu as dit aux policiers. Surtout, j’ai besoin de savoir si tu leur as parlé de Tara.
*
Au Grand Théâtre, les auditions se poursuivaient. Sur scène, le maire Brown s’était installé aux côtés de Kirk Harvey pour le pousser à boucler rapidement la distribution des rôles. Mais aucun ne convenait.
— Ils sont tous nuls, répétait Kirk Harvey. C’est censé être la pièce du siècle et je ne vois défiler devant moi que le restant de la colère de Dieu.
— Fais un minimum d’efforts, Kirk ! le supplia le maire.
Harvey appela les candidats suivants sur scène. Contrairement à la consigne, deux hommes se présentèrent devant lui : Ron Gulliver et Meta Ostrovski.
— Qu’est-ce que vous fichez ici tous les deux ?
— Je viens auditionner ! gueula Ostrovski.
— Moi aussi ! brailla Gulliver.
— Les consignes étaient claires : un homme et une femme. Vous êtes disqualifiés tous les deux.
— J’étais là le premier ! protesta Ostrovski.
— Je suis de service aujourd’hui, je ne peux pas attendre mon tour. J’ai un droit de priorité.
— Ron ? s’étonna le maire Brown. Mais vous ne pouvez pas jouer dans la pièce !
— Et pourquoi pas ? se rebiffa le chef Gulliver. Je prendrai des congés. C’est une chance unique, j’ai droit d’en profiter. Et puis, en 1994, le chef Harvey a eu le droit de jouer.
— Je vais vous laisser une chance, trancha alors Kirk. Mais l’un de vous deux devra être une femme.
Il réclama alors qu’on lui amène une perruque, ce qui interrompit l’audition pendant vingt minutes, le temps de trouver l’accessoire. Finalement, un bénévole habitué des lieux revint avec une longue tignasse artificielle blonde, trouvée dans les coulisses et qu’Ostrovski s’attribua. Ainsi coiffé, muni de la feuille sur laquelle était retranscrite la première scène, il écouta Harvey lire la didascalie.
C’est une nuit sinistre. Il pleut. Sur une route de campagne, la circulation est paralysée : un gigantesque embouteillage s’est formé. Les automobilistes, exaspérés, klaxonnent rageusement. Une jeune femme, marchant sur le bas-côté, remonte la file des voitures immobiles. Elle avance jusqu’au barrage de police et interroge le policier en faction.
Ostrovski s’approcha de Gulliver, faisant mine de marcher avec des talons aiguilles, et se lança dans la réplique.
OSTROVSKI (hurlant comme un damné d’une voix trop aiguë) : Qu’est-ce qui se passe ?
LE CHEF GULLIVER (s’y reprenant à trois fois) : Un homme mort. Accident de moto tragique.
Ils étaient épouvantables. Mais leur prestation terminée, Kirk Harvey se leva de sa chaise et battit des mains avant de s’écrier :
— Vous êtes engagés tous les deux !
— Tu es sûr ? lui murmura le maire Brown. Ils sont diablement mauvais.
— Sûr et certain ! s’enthousiasma Harvey.
— Il y avait d’autres candidats meilleurs que tu as recalés.
— Puisque je te dis que je suis sûr de mon choix, Alan !
Il s’écria alors à l’attention de la salle et des candidats :
— Voici nos deux premiers acteurs.
Ostrovski et Gulliver descendirent de scène sous les applaudissements des autres candidats avant d’être éblouis par le flash du photographe de l’ Orphea Chronicle et alpagués par un journaliste désireux de recueillir leurs impressions. Ostrovski était rayonnant. Il songeait : Les metteurs en scène me réclament, les journalistes me harcèlent, me voici un artiste déjà adulé et reconnu. Ô gloire chérie, si longtemps convoitée, te voilà enfin !
Devant le Grand Théâtre, Alice attendait dans la voiture de Steven, garée à la va-vite. Alors qu’ils étaient sur le point de rentrer à New York, il avait voulu jeter un coup d’œil aux auditions, en coup de vent, pour avoir de quoi compléter l’article qui justifierait son week-end à Orphea.
« Cinq minutes », avait-il promis à Alice qui s’était mise à bougonner. Cinq minutes plus tard, il ressortait du bâtiment. Voilà, tout était terminé avec Alice. Ils avaient parlé de cette séparation, elle avait fini par dire qu’elle comprenait et qu’elle ne ferait pas d’histoires. Mais alors que Steven s’apprêtait à remonter en voiture, il reçut un appel de Skip Nalan, son rédacteur en chef adjoint.
— À quelle heure rentres-tu aujourd’hui, Steven ? demanda Skip d’une drôle de voix. Je dois te parler, c’est très important.
Au ton de Skip, Bergdorf comprit aussitôt qu’il se passait quelque chose et préféra mentir :
— Je ne sais pas, cela dépend des auditions. C’est passionnant ce qui se passe ici. Pourquoi ?
— Steven, la comptable est venue me voir. Elle m’a montré les relevés de la carte de crédit de la Revue qui t’a été attribuée : il y a des transactions vraiment étranges. Des achats en tous genres, surtout dans des magasins de luxe.
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