Le juge Cooperstin détourna son regard de Dakota, observa l’avocat un instant, puis revint à la prévenue.
— Est-ce que c’est vrai, jeune fille ?
— Oui, murmura-t-elle.
Le juge eut l’air satisfait de la réponse. Jerry poussa un discret soupir de soulagement : la feinte de Benjamin Graff avait été parfaite.
— Je crois que vous méritez une seconde chance, décréta Cooperstin. Mais attention : c’est une opportunité que vous devez saisir. Est-ce que votre père est là ?
Jerry se leva aussitôt.
— Je suis ici, votre honneur. Jerry Eden, le père de Dakota.
— Monsieur Eden, tout ceci vous concerne également puisque je comprends que vous êtes venu ici avec votre fille pour vous retrouver.
— C’est le cas, votre honneur.
— Qu’aviez-vous prévu de faire à Orphea avec votre fille ?
La question prit Jerry de court. Le juge, percevant son hésitation, ajouta :
— Ne me dites pas, monsieur, que vous êtes juste venu ici pour que votre fille puisse traîner son mal-être au bord de la piscine d’un hôtel ?
— Non, votre honneur. Nous… nous voulions participer ensemble à l’audition pour la pièce de théâtre. Quand Dakota était petite, elle disait vouloir être actrice. Elle a même écrit une pièce de théâtre il y a trois ans.
Le juge s’accorda un instant de réflexion. Il observa Jerry, puis Dakota, et déclara alors :
— Très bien. Mademoiselle Eden, je suspends la peine à condition que vous participiez, avec votre père, à cette pièce de théâtre.
Jerry et Cynthia se regardèrent, soulagés.
— Merci, votre honneur, lui sourit Dakota. Je ne vous décevrai pas.
— Je l’espère bien, mademoiselle Eden. Que l’on soit bien clairs : si vous deviez défaillir, ou si vous deviez être à nouveau arrêtée en possession de drogue, la clémence ne serait plus de mise. Votre dossier serait traité par la juridiction de l’État. Pour être tout à fait clair, cela signifie qu’en cas de récidive, vous irez directement en prison pour plusieurs années.
Dakota promit et se jeta dans les bras de ses parents. Ils retournèrent au Palace du Lac. Dakota était épuisée et s’endormit à peine assise sur le canapé de leur suite. Jerry entraîna Cynthia sur la terrasse pour parler tranquillement.
— Et si tu restais avec nous ? On pourrait passer du temps en famille.
— Tu as entendu le juge, Jerry, c’est toi et Dakota.
— Rien ne t’empêche de rester ici avec nous…
Cynthia hocha la tête :
— Non, tu ne comprends pas. Je ne peux pas passer du temps en famille, car pour le moment j’ai l’impression que nous ne sommes plus une famille. Je… je n’ai plus la force, Jerry. Je n’ai plus d’énergie. Ça fait des années que tu me laisses tout régler. Alors oui, tu paies intégralement notre train de vie, Jerry, et je t’en remercie sincèrement, ne me prends pas pour une ingrate. Mais à quand remonte la dernière fois que tu t’es investi pour cette famille, hormis pour l’aspect financier ? Toutes ces années tu m’as laissée toute seule pour tout gérer et assurer le bon fonctionnement de notre famille. Toi, tu t’es contenté d’aller travailler. Et pas une fois, Jerry, pas une fois tu ne m’as demandé comment j’allais. Comment je m’en sortais. Pas une fois, Jerry, tu ne m’as demandé si j’étais heureuse. Tu as présumé le bonheur, en pensant qu’à Saint-Barth ou dans un appartement avec vue sur Central Park on est forcément heureux. Pas une fois, Jerry, tu ne m’as posé cette foutue question.
— Et toi ? lui opposa Jerry. M’as-tu jamais demandé si j’étais heureux ? Ne t’es-tu jamais demandé si mon foutu travail, que Dakota et toi détestez tant, je ne le détestais pas moi aussi ?
— Qu’est-ce qui t’empêchait de démissionner ?
— Mais si j’ai fait tout ça, Cynthia, c’est uniquement pour vous offrir une vie de rêve. Dont vous ne voulez pas au fond.
— Oh, vraiment, Jerry ? Tu vas me dire que tu préférais la pension de famille à notre maison sur le bord de l’océan ?
— Peut-être, murmura Jerry.
— Je n’y crois pas !
Cynthia contempla un instant son mari en silence. Puis elle lui dit d’une voix étranglée :
— J’ai besoin que tu répares notre famille, Jerry. Tu as entendu le juge : la prochaine fois ce sera la prison pour Dakota. Comment vas-tu t’assurer qu’il n’y aura pas de prochaine fois, Jerry ? Comment vas-tu protéger ta fille d’elle-même et empêcher qu’elle finisse en prison ?
— Cynthia, je…
Elle ne le laissa pas parler.
— Jerry, je repars à New York. Je te laisse ici avec la mission de réparer notre fille. Ceci est un ultimatum. Sauve Dakota. Sauve-la, sinon je te quitte. Je ne peux plus vivre ainsi.
* * *
— C’est là, Jesse, me dit Derek en m’indiquant la station-service décatie tout au bout de Penfield Road.
Je bifurquai pour m’engager sur la dalle de béton et me garai devant la boutique illuminée. Il était 23 heures 15. Il n’y avait personne aux pompes : l’endroit semblait désert.
Dehors, l’air était suffocant malgré l’heure tardive. À l’intérieur de la station, l’air conditionné soufflait une atmosphère glaciale. Nous avançâmes à travers les allées de magazines, de boissons et de chips, jusqu’au comptoir, derrière lequel, caché par un présentoir de barres chocolatées, un homme aux cheveux blancs regardait la télévision. Il me salua sans quitter l’écran des yeux.
— Quelle pompe ? demanda-t-il.
— Je ne viens pas pour de l’essence, répondis-je en brandissant ma plaque d’officier de police.
Il éteignit aussitôt le poste de télévision.
— De quoi s’agit-il ? demanda-t-il en se levant.
— Êtes-vous Marty Connors ?
— Oui, c’est moi. Que se passe-t-il ?
— Monsieur Connors, nous enquêtons sur la mort du maire Gordon.
— Le maire Gordon ? Mais c’était il y a vingt ans.
— D’après mes informations vous auriez été témoin de quelque chose ce soir-là.
— Oui, absolument. Mais j’en ai parlé à la police à l’époque, on m’a dit que ce n’était rien du tout.
— J’ai besoin de savoir ce que vous avez vu.
— Un véhicule noir qui roulait à toute vitesse. Il arrivait depuis Penfield Road et il est parti en direction de Sutton Street. Tout droit. Il fonçait sec. J’étais à la pompe, j’ai juste eu le temps de le voir filer.
— Avez-vous reconnu le modèle ?
— Évidemment. Une camionnette Ford E-150, avec un drôle de dessin à l’arrière.
Derek et moi nous regardâmes : Tennenbaum conduisait une Ford E-150 justement. Je demandai alors :
— Avez-vous pu voir qui conduisait ?
— Non, rien. Sur le moment, j’ai pensé que c’était des jeunes qui faisaient les idiots.
— Et quelle heure était-il exactement ?
— Vers 19 heures, mais l’heure exacte, ça, j’en ai aucune idée. Ça pouvait être 19 heures pile, comme 19 heures 10. Vous savez, ça s’est passé en une fraction de seconde, et je n’y ai pas vraiment prêté attention. Ce n’est que plus tard, lorsque j’ai appris ce qui s’était passé chez le maire, que je me suis dit qu’il y avait peut-être un lien. Et j’ai contacté la police.
— À qui en avez-vous parlé ? Vous vous souvenez du nom du policier ?
— Oui, bien sûr, c’est le chef de la police lui-même qui est venu m’interroger. Le chef Kirk Harvey.
— Et… ?
— Je lui ai raconté la même chose qu’à vous et il m’a dit que ça n’avait rien à voir avec l’enquête.
Lena Bellamy avait bien vu la camionnette de Ted Tennenbaum devant la maison du maire Gordon en 1994. Le témoignage de Marty Connors, qui avait identifié ce même véhicule arrivant depuis Penfield Road, nous le confirmait. Pourquoi est-ce que Kirk Harvey nous l’avait caché ?
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