— Dans des magasins de luxe ? répéta Steven comme s’il tombait des nues. Est-ce que quelqu’un aurait piraté ma carte ? Il paraît qu’en Chine…
— La carte a été utilisée à Manhattan, Steven, pas en Chine. Il y a aussi des nuits au Plaza , des notes de restaurant extravagantes.
— Ça alors ! dit Steven qui continuait de jouer la stupéfaction.
— Steven, est-ce que tu as quelque chose à voir avec ça ?
— Moi ? Évidemment que non, Skip. Enfin, tu m’imagines faire une chose pareille ?
— Non, effectivement. Mais il y a un débit pour un séjour au Palace du Lac, à Orphea. Et ça, ça ne peut qu’être toi.
Steven tremblait. Il s’efforça cependant de garder un ton calme.
— Ça, ce n’est pas normal, dit-il alors, et tu fais bien de me prévenir : je n’avais donné la carte de crédit que pour les extras. La mairie m’avait assuré qu’ils prenaient la chambre en charge. L’employé de la réception a dû s’emmêler les pinceaux. Je vais les appeler de ce pas.
— Tant mieux, dit Skip, ça me rassure. Je ne te cache pas que j’ai failli croire…
Steven éclata de rire :
— Tu me vois aller dîner au Plaza , moi ?
— Non, effectivement, s’amusa Skip. Enfin bref, la bonne nouvelle, c’est que d’après la banque, nous n’aurons probablement rien à payer car ils auraient dû détecter la fraude. Ils disent que ce genre de cas s’est déjà produit : des types identifient un numéro de carte de crédit et en fabriquent une copie.
— Ah tu vois, c’est ce que je te disais ! conclut Steven qui retrouvait de sa superbe.
— Si tu le peux, quand tu rentres aujourd’hui, il faudrait que tu passes au commissariat pour porter plainte. C’est une demande de la banque pour le remboursement. Au vu de la somme, ils veulent retrouver le faussaire. Ils sont assez certains qu’il habite New York.
Bergdorf sentit la panique l’envahir à nouveau : la banque l’identifierait en un rien de temps. Dans certains magasins, les vendeuses l’appelaient par son prénom. Il ne pouvait pas rentrer à New York aujourd’hui, il devait d’abord trouver une solution.
— J’irai porter plainte à la seconde où je reviens, assura-t-il à Skip. Mais priorité à ce qui se passe ici : cette pièce est tellement extraordinaire, le niveau des candidats est tellement élevé, le procédé de création tellement unique, que j’ai décidé de m’immerger. Je vais passer l’audition et écrire un article en sous-marin ici. La pièce vue de l’intérieur. Ça va faire un papier incroyable. Crois-en mon flair, Skip, ça va être très bon pour la Revue . C’est le prix Pulitzer assuré !
Le prix Pulitzer. C’est exactement ce que Steven servit ensuite à sa femme, Tracy.
— Mais combien de jours encore vas-tu rester là-bas ? s’inquiéta-t-elle.
Il sentait que Tracy ne mordait pas à l’hameçon, et il fut obligé de sortir l’artillerie lourde :
— Combien de temps, ça je n’en sais rien. Mais le plus important, c’est que la Revue me paie des heures supplémentaires pour ma présence ici. Et vu comme je travaille, bonjour le pactole ! Donc dès que je reviens, nous partons faire notre voyage à Yellowstone !
— Alors nous y allons ? se réjouit Tracy.
— Bien sûr, lui dit son mari. Je me réjouis tellement.
Steven raccrocha et ouvrit la portière de la voiture du côté passager.
— On ne peut pas partir, dit-il d’un ton grave.
— Pourquoi pas ? demanda Alice.
Il comprit soudain qu’il ne pouvait pas lui dire la vérité à elle non plus. Il se força alors à sourire et annonça :
— La Revue veut que tu participes aux auditions et que tu écrives un article en sous-marin à propos de cette pièce. Un grand article et même une photo de toi en couverture.
— Oh, Stevie, mais c’est extraordinaire ! Mon premier article !
Elle l’embrassa langoureusement et ils se précipitèrent à l’intérieur du théâtre. Ils attendirent leur tour pendant des heures. Lorsqu’ils furent enfin appelés sur scène, Harvey avait éconduit tous les candidats précédents, et le maire Brown, à côté de lui, le pressait d’en trouver d’autres. Kirk, bien que peu convaincu par la prestation d’Alice et Steven, décida de les accepter pour qu’Alan cesse de gémir.
— Avec Gulliver et Ostrovski, cela fait quatre sur huit, dit le maire, un peu soulagé. Nous sommes déjà à la moitié.
* * *
L’après-midi commençait à décliner lorsque, dans la salle d’audience principale du palais de justice d’Orphea, après une attente interminable, Dakota Eden fut enfin présentée au juge Abe Cooperstin.
Encadrée par un policier, elle avança jusque devant le juge d’un pas tremblant, le corps épuisé par la nuit en cellule et les yeux rougis par les larmes.
— Nous avons ici le cas 23450, municipalité d’Orphea contre mademoiselle Dakota Eden, déclara le juge Cooperstin en survolant du regard le rapport qui lui était présenté. Mademoiselle Eden, je lis ici que vous avez été arrêtée hier après-midi, au volant d’une voiture, en train de vous fourrer de l’héroïne dans le nez. Est-ce que c’est vrai ?
Dakota lança un regard terrifié à l’avocat Benjamin Graff qui l’encouragea d’un geste de la tête à répondre ainsi qu’ils l’avaient préparé ensemble.
— Oui, votre honneur, répondit-elle d’une voix étranglée d’avoir trop pleuré.
— Puis-je savoir, mademoiselle, pourquoi une jeune fille mignonne comme vous consomme de la drogue ?
— J’ai commis une grave erreur, votre honneur. Je suis dans un moment difficile de ma vie. Mais je fais tout pour m’en sortir. Je vois un psychiatre à New York.
— Ce n’est donc pas la première fois que vous consommez de la drogue ?
— Non, votre honneur.
— Alors vous êtes une consommatrice régulière ?
— Non, votre honneur. Je ne dirais pas ça.
— Pourtant, la police a retrouvé une importante quantité de drogue sur vous.
Dakota baissa la tête. Jerry et Cynthia Eden sentirent leurs estomacs se nouer : si le juge savait quoi que ce fût à propos de Tara Scalini, leur fille risquait gros.
— Qu’est-ce que vous faites de votre vie ? demanda Cooperstin.
— Pour l’instant, pas grand-chose, admit Dakota.
— Et pourquoi ?
Dakota se mit à pleurer. Elle avait envie de tout lui dire, de lui parler de Tara. Elle méritait d’aller en prison. Comme elle n’arrivait pas à se reprendre, elle ne put répondre à la question, et Cooperstin poursuivit :
— Je vous avoue, mademoiselle, qu’il y a un point du rapport de police qui me tracasse.
Il y eut un instant de silence. Jerry et Cynthia sentirent leurs cœurs exploser dans leurs poitrines : le juge savait tout. C’était la prison assurée. Mais Cooperstin demanda :
— Pourquoi êtes-vous allée devant cette maison pour vous droguer ? Je veux dire, n’importe qui serait allé dans les bois, à la plage, dans un endroit discret, non ? Mais vous, vous vous arrêtez devant le portail d’une maison. Comme ça, au beau milieu du passage. Pas étonnant que les habitants aient prévenu la police. Vous avouerez que c’est étrange, non ?
Jerry et Cynthia n’y tenaient plus, la tension était trop forte.
— C’est notre ancienne maison de vacances, expliqua Dakota. Mes parents ont dû la vendre à cause de moi.
— À cause de vous ? répéta le juge, intrigué.
Jerry eut envie de se lever, ou de crier, de faire n’importe quoi pour interrompre la séance. Mais Benjamin Graff s’en chargea pour lui. Il profita de l’hésitation de Dakota pour répondre à sa place :
— Votre honneur, ma cliente ne cherche qu’à se racheter et à se réconcilier avec la vie. Son comportement d’hier était un appel à l’aide, c’est évident. Elle s’est garée devant la maison car elle savait qu’on l’y retrouverait. Elle savait que son père songerait à aller la chercher là-bas. Dakota et son père sont venus à Orphea pour se retrouver et repartir dans la vie du bon pied.
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