Pendant qu’au commissariat Anna et Derek étaient plongés dans les revues de l’université de Notre-Dame, je m’étais rendu à la rédaction de l’ Orphea Chronicle pour récupérer les articles de l’époque consacrés au quadruple meurtre.
— J’ai besoin d’accéder aux archives du journal, expliquai-je à Michael. Est-ce que je peux vous demander un coup de main sans que des informations ne ressurgissent dans l’édition de demain ?
— Évidemment, Jesse, me promit-il. Je regrette encore d’avoir trahi votre confiance. Ce n’était pas professionnel. Vous savez, je n’arrête pas de me refaire le film dans ma tête : est-ce que j’aurais pu protéger Stephanie ?
Il avait le regard triste. Je le vis fixer le bureau de Stephanie, juste devant lui, resté tel quel.
— Il n’y avait rien que vous puissiez faire, Michael, m’efforçai-je de le réconforter.
Il haussa les épaules et me conduisit à la salle des archives au sous-sol.
Michael allait être un soutien précieux : il m’aida à faire le tri parmi les éditions de l’ Orphea Chronicle , à trouver les articles qui semblaient pertinents et à les photocopier. Je profitai également de l’immense connaissance qu’avait Michael de la région pour l’interroger à propos de Jeremiah Fold.
— Jeremiah Fold ? répéta-t-il. Jamais entendu parler. Qui est-ce ?
— Un petit caïd de Ridgesport, lui expliquai-je. Il extorquait de l’argent à Ted Tennenbaum en le menaçant d’empêcher l’ouverture du Café Athéna .
Michael tomba des nues :
— Tennenbaum se faisait racketter ?
— Oui. La police d’État est passée à côté de ça en 1994.
Grâce à Michael, je pus également effectuer d’ultimes vérifications à propos de La Nuit noire : il contacta les autres journaux de la région, et notamment le Ridgesport Evening Star , le quotidien de Ridgesport, en demandant s’il dormait dans leurs archives un article contenant les mots-clés La Nuit noire . Mais il n’y avait rien. Les seuls éléments qui apparaissaient liés étaient ceux survenus entre l’automne 1993 et l’été 1994 à Orphea.
— Quel est le lien entre la pièce de Harvey et ces évènements ? me demanda Michael, qui n’avait jusqu’alors pas fait le parallèle.
— Je voudrais bien le savoir. Surtout maintenant qu’on sait que La Nuit noire ne concerne qu’Orphea.
Je ramenai toutes mes copies d’archives de l’ Orphea Chronicle au commissariat pour me plonger dedans. Je me mis à lire, découper, surligner, jeter ou classer, tandis qu’Anna et Derek poursuivaient leur exploration minutieuse des exemplaires de la revue de Notre-Dame. Le bureau d’Anna commençait sérieusement à ressembler à un centre de tri de journaux. Soudain Derek s’écria : « Bingo ! » Il avait retrouvé l’annonce. Page 21 du numéro de l’automne 2013, entre une publicité pour un cordonnier et une autre pour un restaurant chinois qui offrait un buffet à volonté à moins de 20 dollars, il y avait ce mystérieux encart :
VOULEZ-VOUS ÉCRIRE UN LIVRE À SUCCÈS ?
HOMME DE LETTRES RECHERCHE ÉCRIVAIN AMBITIEUX POUR TRAVAIL SÉRIEUX. RÉFÉRENCES INDISPENSABLES.
Il ne restait plus qu’à contacter la personne en charge, au sein du journal, de la diffusion des annonces.
* * *
Dakota était toujours garée devant le portail du Jardin d’Eden . Son père ne l’avait même pas appelée. Elle songea qu’il la haïssait certainement, comme tout le monde. À cause de ce qui était arrivé à la maison. À cause de ce qu’elle avait fait à Tara Scalini. Elle ne se le pardonnerait jamais.
Elle eut une nouvelle crise de larmes. Elle avait tellement mal à l’intérieur d’elle-même : elle pensait que ça n’irait jamais mieux. Elle n’avait plus envie de vivre. Les yeux embués, elle fouilla son sac, à la recherche d’une ampoule de kétamine. Elle avait besoin de se sentir mieux. Elle trouva alors parmi ses affaires une petite boîte en plastique que lui avait donnée sa copine Leyla. C’était de l’héroïne, à sniffer. Dakota n’avait encore jamais essayé. Elle disposa sur le tableau de bord une traînée de poudre blanche et se contorsionna pour en approcher son nez.
Dans la maison, Gerald Scalini, prévenu par sa femme qu’une voiture stationnait devant le portail depuis un long moment, décida d’appeler la police.
Au Grand Théâtre, le maire Brown était venu assister à la fin de la journée d’audition. Il avait été témoin des humiliations des candidats, recalés les uns après les autres, avant que Kirk Harvey ne décide de chasser tout le monde en criant « On arrête pour aujourd’hui. Revenez demain, et essayez d’être moins mauvais, au nom du ciel ! »
— De combien d’acteurs as-tu besoin ? demanda Brown à Harvey après l’avoir rejoint sur scène.
— Huit. Plus ou moins. Je ne suis pas à un rôle près, tu sais.
— Plus ou moins ? s’étrangla Brown, tu n’as pas une distribution exacte ?
— Plus ou moins, répéta Harvey.
— Et combien en as-tu retenu aujourd’hui ?
— Zéro.
Le maire poussa un long soupir désespéré.
— Kirk, lui rappela-t-il avant de s’en aller, il ne te reste qu’une journée pour boucler la distribution. Tu dois impérativement accélérer le mouvement. On ne va jamais y arriver sinon.
Plusieurs véhicules de police étaient stationnés devant Le Jardin d’Eden. À l’arrière de la voiture de patrouille de Montagne, Dakota, les mains menottées dans le dos, pleurait. Montagne, par la portière ouverte, la questionnait :
— Qu’est-ce que tu foutais ici ? demanda-t-il. Tu attends un client ? Tu vends cette merde ici ?
— Non, je vous promets, pleurait Dakota à moitié consciente.
— T’es trop défoncée pour répondre, idiote ! Et va pas gerber sur mes sièges, pigé ? Putain de junkie !
— Je voudrais parler à mon père, supplia Dakota.
— Mais oui, bien sûr, et puis quoi encore ? Avec ce qu’on a trouvé dans la voiture, t’es bonne pour passer devant un juge. La prochaine étape pour toi, ma jolie, c’est la case prison.
L’après-midi touchait à sa fin, et dans le quartier résidentiel tranquille où vivaient les Brown, Charlotte, tout juste rentrée de sa journée à la clinique vétérinaire, rêvassait sous le porche de sa maison. Son mari arriva du Grand Théâtre et s’installa à côté d’elle. Il paraissait épuisé. Elle passa tendrement sa main dans ses cheveux.
— Comment se passent les auditions ? demanda-t-elle.
— Très mal.
Elle alluma une cigarette.
— Alan… dit-elle.
— Oui ?
— J’ai envie d’y participer.
Il sourit.
— Tu devrais, l’encouragea-t-il.
— Je n’en sais rien… ça fait vingt ans que je ne suis plus montée sur les planches.
— Je suis certain que tu ferais un malheur.
Pour toute réponse, Charlotte soupira longuement.
— Que se passe-t-il ? demanda Alan qui voyait que quelque chose ne tournait pas rond.
— Je me dis que c’est peut-être mieux de rester discret et surtout loin de Harvey.
— Tu as peur de quoi ?
— Tu le sais très bien, Alan.
À quelques miles de là, au Palace du Lac, Jerry Eden était dans tous ses états : Dakota avait disparu. Il l’avait cherchée dans tout l’hôtel, au bar, à la piscine, à la salle de fitness, en vain. Elle ne répondait pas au téléphone et n’avait pas laissé de mot. Il avait finalement prévenu la sécurité de l’hôtel. Les enregistrements des caméras montraient Dakota sortant de sa chambre, errant un moment dans le couloir, puis descendant à la réception pour réclamer la voiture et s’en aller. Le chef de la sécurité, à court de solution, proposa de contacter la police. Jerry préférait éviter d’en arriver là, craignant d’attirer des ennuis à sa fille. Soudain, son téléphone portable sonna. Il s’empressa de décrocher.
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