— Oui, à cause de toi et de tes stupides cadeaux ! La banque a téléphoné chez moi, ce n’est qu’une question de temps avant que ma femme ne découvre que j’ai des problèmes de fric.
— Tu as des problèmes de fric, Steven ?
— Évidemment ! aboya Bergdorf, exaspéré. Tu as vu ce qu’on dépense ? J’ai vidé mes comptes, je me suis endetté comme un con !
Alice le dévisagea d’un air attristé :
— Tu ne me l’as jamais dit, lui reprocha-t-elle.
— Jamais dit quoi ?
— Que tu n’avais pas les moyens des cadeaux que tu m’offrais.
— Et qu’est-ce que ça aurait changé ?
— Tout ! s’emporta Alice. Ça aurait tout changé ! On aurait fait attention. On ne serait pas allé dans des palaces ! Enfin, Stevie, quand même… Je te croyais habitué du Plaza , je te voyais continuer à acheter à tour de bras, alors je pensais que tu avais de l’argent. Je n’ai jamais imaginé que tu vivais à crédit. Pourquoi est-ce que tu ne m’en as jamais parlé ?
— Parce que j’avais honte.
— Honte ? Mais honte de quoi ? Enfin, Stevie, je ne suis ni une pute, ni une salope. Je ne suis pas avec toi pour des cadeaux, ni pour te créer des ennuis.
— Alors pourquoi es-tu avec moi ?
— Mais parce que je t’aime ! s’écria Alice.
Elle dévisagea Steven et une larme roula sur sa joue.
— Tu ne m’aimes pas ? reprit-elle en sanglots. Tu m’en veux, c’est ça ? Parce que je t’ai mis dans la merde ?
— Comme je te le disais dans la voiture hier, Alice, peut-être qu’on devrait réfléchir chacun de notre côté, faire une pause, osa suggérer Steven.
— Non, ne me quitte pas !
— Je veux dire…
— Quitte ta femme ! supplia Alice. Si tu m’aimes, quitte ta femme. Mais pas moi. Je n’ai que toi, Steven. Je n’ai personne d’autre que toi. Si tu pars, je n’ai plus personne.
Elle pleurait abondamment et ses larmes faisaient couler son mascara sur ses joues. Tous les clients autour d’eux les regardaient. Steven s’empressa de la calmer.
— Alice, enfin, tu sais combien je t’aime.
— Non, je ne sais pas ! Alors dis-le-moi, montre-le-moi ! Ne partons pas demain déjà, restons encore quelques jours ensemble ici, ce sont nos derniers. Pourquoi tu ne dirais pas à la Revue que nous passons les auditions pour réaliser de l’intérieur notre reportage sur la pièce ? En sous-marin dans les coulisses de la pièce dont tout le monde va parler. Tes frais seront pris en charge. S’il te plaît ! Au moins quelques jours.
— C’est d’accord, Alice, lui promit Steven. Restons encore lundi et mardi, le temps d’assister aux auditions. Nous écrirons un article ensemble pour la Revue .
* * *
Après dîner, chez Derek et Darla.
La nuit avait enveloppé le quartier. Anna et Derek débarrassèrent la table. Darla était dehors, fumant une cigarette près de la piscine. Je l’y rejoignis. Il faisait encore très chaud. Les grillons chantaient.
— Regarde-moi, Jesse, me dit Darla d’un ton sarcastique. Je voulais ouvrir un restaurant et je me retrouve à commander des pizzas tous les dimanches.
Je sentis son désarroi et tentai de la réconforter :
— La pizza est une tradition.
— Non, Jesse. Et tu le sais. Je suis fatiguée. Fatiguée de cette vie, fatiguée de mon travail que je déteste. Chaque fois que je passe devant un restaurant, tu sais ce que je me dis ? « Ça aurait pu être le mien. » Au lieu de ça, je m’échine comme assistante médicale. Derek déteste son travail. Ça fait vingt ans qu’il hait son boulot. Et depuis une semaine, depuis qu’il s’est remis en selle avec toi, qu’il est retourné sur le terrain, il est gai comme un pinson.
— Sa place est sur le terrain, Darla. Derek est un flic incroyable.
— Il ne peut plus être flic, Jesse. Plus après ce qui s’est passé.
— Alors, qu’il démissionne ! Qu’il fasse autre chose. Il a droit à sa pension.
— La maison n’est pas payée.
— Alors vendez-la ! D’ici deux ans vos enfants seront partis à l’université de toute façon. Allez vous trouver un coin tranquille, loin de cette jungle urbaine.
— Et faire quoi ? demanda Darla sur un ton désespéré.
— Vivre, lui répondis-je.
Elle regarda dans le vague. Je ne voyais son visage qu’à la lumière de la piscine.
— Viens, finis-je par lui dire. Je voudrais te montrer quelque chose.
— Quoi ?
— Le projet sur lequel je travaille.
— Quel projet ?
— Ce pour quoi je vais quitter la police et dont je ne voulais pas te parler. Je n’étais pas encore prêt. Viens.
Nous laissâmes Derek et Anna et partîmes en voiture. Nous remontâmes en direction du Queens, puis de Rego Park. Quand je me garai dans la ruelle, Darla comprit. Elle descendit de voiture et regarda l’échoppe.
— Tu l’as louée ? me demanda-t-elle.
— Oui. C’était une mercerie qui était installée là et qui ne marchait plus. J’ai récupéré son pas-de-porte à bon prix. Je suis en train de commencer les travaux.
Elle regarda l’enseigne qui était couverte d’un drap.
— Ne me dis pas que…
— Si, lui répondis-je. Attends ici un instant.
Je rentrai à l’intérieur pour allumer l’enseigne et trouver une échelle, puis je ressortis et grimpai jusqu’à atteindre le drap que je retirai. Et les lettres brillèrent dans la nuit.
LA PETITE RUSSIE
Darla ne parlait pas. Je me sentis mal à l’aise.
— Regarde, j’ai encore le livre rouge avec toutes vos recettes, lui dis-je en lui montrant le précieux recueil que j’avais récupéré à l’intérieur en même temps que l’échelle.
Darla restait muette. Je poursuivis pour la faire réagir :
— C’est vrai, je cuisine comme un pied. Je ferai des hamburgers. C’est tout ce que je sais faire. Des hamburgers sauce Natasha. À moins que tu veuilles m’aider, Darla. Monter ce projet avec moi. Je sais que c’est un peu fou, mais…
Elle finit par s’écrier :
— Un peu fou ! C’est insensé, tu veux dire ! Tu es fou, Jesse ! Tu as perdu la tête ! Pourquoi est-ce que tu as fait une chose pareille ?
— Pour la réparation, lui répondis-je doucement.
— Mais Jesse, hurla-t-elle, on ne pourra jamais rien réparer de tout ça ! Est-ce que tu m’entends ? On ne pourra jamais réparer ce qui s’est passé !
Elle éclata en sanglots et s’enfuit dans la nuit.
-3.
Auditions.
Lundi 14 juillet — Mercredi 16 juillet 2014
JESSE ROSENBERG
Lundi 14 juillet 2014
12 jours avant la première
Ce matin-là, Derek et moi, dissimulés dans le restaurant du Palace du Lac, observions à distance Kirk Harvey qui venait de s’installer pour prendre son petit-déjeuner.
Ostrovski, arrivant à son tour, l’avisa et s’assit à sa table.
— Il va malheureusement y avoir des déçus, car tout le monde ne sera pas sélectionné ce matin, dit Harvey.
— Je te demande pardon, Kirk ?
— Ce n’est pas à toi que je parle, Ostrovski ! Je m’adresse aux pancakes, qui ne seront pas choisis. Le porridge ne sera pas choisi non plus. Les pommes de terre ne sont pas choisies.
— Kirk, c’est juste un petit-déjeuner.
— Non, espèce d’imbécile congénital ! C’est bien plus que cela ! Je dois me préparer à sélectionner les meilleurs acteurs d’Orphea.
Un serveur s’approcha de leur table pour prendre la commande. Ostrovski demanda un café et un œuf mollet. Le serveur se tourna ensuite vers Kirk, mais celui-ci, au lieu de parler, se contenta de le dévisager. Le serveur lui demanda alors :
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