Elle tendit le dictionnaire à Cody, amusé, qui le prit et l’ouvrit au hasard. Il parcourut la page et demanda :
— Holosystolique.
— Facile : h-o-l-o-s-y-s-t-o-l-i-q-u-e.
Il eut un sourire espiègle.
— Tu lisais vraiment le dictionnaire ?
— Oh, toute la journée.
Elle rit et un éclat de lumière se dégagea soudain d’elle.
— D’où viens-tu ? lui demanda Cody.
— New York. Je m’appelle Dakota.
— Je suis Cody.
— J’adore votre librairie, Cody. J’aurais voulu être écrivain.
Elle sembla se rembrunir soudain.
— Tu aurais ? répéta Cody. Qu’est-ce qui t’en empêche ? Tu ne dois même pas avoir 20 ans.
— Je n’arrive plus à écrire.
— Plus ? Que veux-tu dire ?
— Plus depuis que j’ai fait quelque chose de très grave.
— Qu’est-ce que tu as fait ?
— C’est trop grave pour en parler.
— Tu pourrais écrire sur ça, suggéra Cody.
— Je sais, c’est ce que me dit mon psy. Mais ça ne sort pas. Rien ne sort. Je suis toute vide à l’intérieur.
Ce soir-là, Jerry et Dakota dînèrent au Café Athéna . Jerry savait que Dakota avait toujours aimé cet endroit : il avait espéré lui faire plaisir en l’y emmenant. Mais elle fit la tête pendant tout le repas.
— Pourquoi tu nous traînes ici ? finit-elle par demander en remuant ses pâtes aux fruits de mer.
— Je croyais que tu aimais cet endroit, se défendit son père.
— Je parle d’Orphea. Pourquoi tu m’as traînée ici ?
— Je pensais que ça te ferait du bien.
— Tu pensais que ça me ferait du bien ? Ou est-ce que tu voulais me montrer combien je te déçois et me rappeler qu’à cause de moi tu as perdu ta maison ?
— Dakota, comment peux-tu dire des horreurs pareilles !
— Je t’ai gâché la vie, je le sais bien !
— Dakota, tu dois arrêter de t’en prendre à toi-même sans cesse, tu dois aller de l’avant, tu dois te reconstruire.
— Mais tu ne comprends donc pas ? Je ne pourrai jamais réparer ce que j’ai fait, papa ! Je hais cette ville, je hais tout, je hais la vie !
Elle n’avait pu retenir ses larmes et elle s’était réfugiée dans les toilettes pour ne pas qu’on la voie pleurer. Quand elle en sortit finalement, après vingt longues minutes, elle demanda à son père de pouvoir rentrer au Palace.
Jerry n’avait pas remarqué qu’il y avait un minibar dans chacune des deux chambres à coucher qui composaient la suite. Dakota, sans faire de bruit, ouvrit la porte du meuble, s’empara d’un verre et saisit dans le petit frigo une bouteille miniature de vodka. Elle se servit un verre dont elle but quelques gorgées. Puis, farfouillant dans le tiroir de ses sous-vêtements, elle sortit une ampoule de kétamine. Leyla disait que c’était un format plus pratique et plus discret que la poudre.
Dakota brisa l’extrémité du tube et en vida le contenu dans le verre. Elle mélangea le tout du bout du doigt et l’avala d’un trait.
Après quelques minutes, elle sentit l’apaisement monter en elle. Elle était plus légère. Plus heureuse. Elle s’allongea sur le lit et contempla le plafond dont la peinture blanche sembla se craqueler lentement pour laisser apparaître une fresque merveilleuse : elle reconnut la maison d’Orphea et eut envie de se promener à l’intérieur.
* * *
Orphea, dix ans plus tôt,
Juillet 2004
Une agitation joyeuse régnait à la table du petit-déjeuner de la somptueuse maison d’été de la famille Eden, dressée face à l’océan, sur Ocean Road.
— Acuponcture , annonça Jerry, d’un air malicieux.
Dakota, 9 ans, retroussa le bout de son nez dans une moue mutine, ce qui engendra un sourire charmé sur le visage de sa mère qui l’observait. Puis, attrapant d’une main décidée la cuillère qui trempait dans son bol, la fillette en sonda le lait pour ressortir les céréales en forme de lettres et articula lentement :
— A-c-u-p-o-n-c-t-u-r-e.
À l’énoncé de chacune des lettres, elle avait déposé la céréale correspondante sur une assiette à côté d’elle. Elle contempla le résultat final, satisfaite.
— Bravo, ma chérie ! s’exclama son père impressionné.
Sa mère applaudit en riant.
— Comment fais-tu cela ? lui demanda-t-elle.
— J’en sais rien, maman. Je vois comme une photo du mot dans ma tête et en principe c’est juste.
— Essayons encore, proposa Jerry. Rhododendron .
Dakota roula des yeux, déclenchant l’hilarité de ses parents, puis elle s’essaya à l’épellation à laquelle il ne manqua que le « h ».
— Presque ! la félicita son père.
— Au moins j’ai appris un nouveau mot, philosopha Dakota. Je ne me tromperai plus maintenant. Est-ce que je peux aller à la piscine ?
— Allez, va mettre ton maillot, lui sourit sa mère.
La fillette poussa un cri de joie et quitta précipitamment la table. Jerry la regarda tendrement disparaître dans le couloir et Cynthia profita de cet instant de calme pour aller s’asseoir sur les genoux de son mari.
— Merci, mon amour, d’être un mari et un père aussi génial.
— Merci à toi d’être une femme aussi extraordinaire.
— Je n’aurais jamais pu imaginer être aussi heureuse, lui dit Cynthia les yeux brillants d’amour.
— Moi non plus. Nous avons tellement de chance, repartit Jerry.
JESSE ROSENBERG
Dimanche 13 juillet 2014
13 jours avant la première
En ce dimanche caniculaire, Derek et Darla nous avaient conviés, Anna et moi, à venir profiter de leur petite piscine. C’était la première fois que nous nous réunissions tous ainsi, hors du cadre de l’enquête. En ce qui me concernait, c’était même la première fois que je passais un après-midi chez Derek depuis bien longtemps.
Le but premier de cette invitation était de nous relaxer en sirotant des bières. Mais Darla s’éclipsa un instant, et les enfants étant occupés dans l’eau, nous ne pûmes résister à l’envie d’aborder l’affaire.
Anna nous rapporta sa conversation avec Sylvia Tennenbaum. Elle nous détailla ensuite comment Ted était sous la pression du maire Gordon d’une part, qui voulait lui imposer les entreprises de son choix, et de Jeremiah Fold, d’autre part, un caïd notoire de la région qui s’était mis en tête de le racketter.
— La Nuit noire , nous expliqua-t-elle, pourrait être liée à Jeremiah Fold. C’est lui qui a mis le feu au Café Athéna en février 1994, pour mettre la pression sur Ted et le pousser à payer.
— La Nuit noire serait le nom d’une bande criminelle ? suggérai-je.
— C’est une piste à envisager, Jesse, me répondit Anna. Je n’ai pas eu le temps de passer au commissariat pour creuser davantage à propos de ce Jeremiah Fold. Ce que je sais, c’est que l’incendie a convaincu Ted de payer.
— Donc les mouvements d’argent que nous avions repérés à l’époque sur les comptes de Tennenbaum étaient en réalité destinés à ce Jeremiah ? comprit Derek.
— Oui, acquiesça Anna. Tennenbaum voulait s’assurer que Jeremiah le laisserait faire les travaux en paix et que le Café Athéna pourrait ouvrir à temps pour le festival. Et comme on sait maintenant que Gordon réclamait des pots-de-vin aux entreprises de construction, on comprend pourquoi il a reçu des versements à la même période. Il aura certainement exigé que les entreprises choisies pour la construction du Café Athéna lui versent des commissions, leur soutenant que s’ils avaient obtenu ce chantier, c’était grâce à lui.
Читать дальше