— Et si le maire Gordon et Jeremiah Fold étaient liés ? dit alors Derek. Le maire Gordon avait peut-être des liens avec la pègre locale ?
— Aviez-vous envisagé cette piste à l’époque ? demanda Anna.
— Non, lui répondit Derek. On pensait que le maire était juste un politicien corrompu. Pas qu’il encaissait des pots-de-vin à tous les étages.
Anna poursuivit :
— Supposons que La Nuit noire soit le nom d’une organisation criminelle. Et si c’était l’assassinat du maire Gordon qui était la grande annonce étalée sur les murs d’Orphea les mois précédant les meurtres ? Un meurtre signé, au vu et au su de tous, mais que personne n’aurait vu.
— Ce que personne n’a vu ! s’écria Derek. Ce qui était sous nos yeux et que nous n’avons pas vu ! Qu’en penses-tu, Jesse ?
— Cela supposerait qu’à l’époque Kirk Harvey enquêtait sur cette organisation, répondis-je après un instant de réflexion. Et qu’il était au courant de tout. Ce serait la raison pour laquelle il a emporté son dossier avec lui.
— C’est ce que nous devrons essayer de creuser demain en priorité, suggéra Anna.
— Moi, ce qui me chiffonne, reprit Derek, c’est pourquoi, en 1994, Ted Tennenbaum ne nous a jamais dit qu’il se faisait racketter par ce Jeremiah Fold lorsque nous l’avons interrogé sur les mouvements d’argent.
— Peur de représailles ? s’interrogea Anna.
Derek fit une moue.
— Peut-être. Mais si nous avons raté cette histoire avec Jeremiah Fold, nous avons peut-être raté autre chose. Je voudrais aussi reprendre le contexte de l’affaire à zéro, et savoir ce qu’en disaient les journaux locaux à l’époque.
— Je peux demander à Michael Bird de nous préparer toutes les archives dont il dispose sur le quadruple meurtre.
— Bonne idée, approuva Derek.
Le soir venu, nous restâmes pour dîner. Comme tous les dimanches, Derek commanda des pizzas. Alors que nous nous installions tous dans la cuisine, Anna remarqua une photo accrochée au mur : on y voyait Darla, Derek, Natasha et moi, devant La Petite Russie en travaux.
— Qu’est-ce que La Petite Russie ? demanda innocemment Anna.
— Le restaurant que je n’ai jamais ouvert, lui répondit Darla.
— Tu aimes cuisiner ? l’interrogea Anna.
— Il y a une époque où je vivais pour ça.
— Et qui est la fille avec toi, Jesse ? me demanda Anna en désignant Natasha.
— Natasha, lui répondis-je.
— Natasha, ta fiancée de l’époque ?
— Oui, acquiesçai-je.
— Tu ne m’as jamais dit ce qui s’était passé entre vous…
Darla, comprenant au flot de questions qu’Anna ignorait tout, finit par me dire en hochant la tête :
— Mon Dieu, Jesse, tu ne lui as donc rien raconté ?
* * *
Au Palace du Lac, Steven Bergdorf et Alice venaient de s’installer sur des chaises longues au bord de la piscine. La journée était spectaculairement chaude et, parmi les baigneurs qui se rafraîchissaient, Ostrovski barbotait. Lorsque ses doigts furent totalement fripés, il sortit de l’eau et rejoignit sa chaise longue pour se sécher. C’est alors qu’il découvrit avec horreur que, sur la chaise juste à côté de la sienne, Steven Bergdorf était en train d’étaler de la crème solaire sur le dos d’une jeune créature qui n’était pas sa femme.
— Steven ! s’écria Ostrovski.
— Meta ? s’étrangla Bergdorf en voyant le critique devant lui. Qu’est-ce que vous faites ici ?
S’il avait certes aperçu Ostrovski à la conférence de presse, il n’avait jamais envisagé que ce dernier puisse loger au Palace.
— Permettez-moi de vous retourner la question, Steven. Je quitte New York pour avoir la paix, et il faut que je tombe sur vous ici !
— Je suis venu en savoir plus sur cette mystérieuse pièce qui va être jouée.
— J’étais là le premier, Steven, retournez donc à New York voir si j’y suis.
— On va où on veut, on est en démocratie, lui répondit sèchement Alice.
Ostrovski la reconnut : elle travaillait à la Revue .
— Eh bien, Steven, siffla-t-il, je vois que vous alliez travail et plaisir. Votre femme doit être contente.
Il ramassa ses affaires et s’en alla furieux. Steven s’empressa de le rattraper.
— Attendez, Meta…
— Ne vous inquiétez pas, Steven, dit Ostrovski en haussant les épaules, je ne dirai rien à Tracy.
— Ce n’est pas ça. Je voulais vous dire que j’étais désolé. Je regrette la façon dont je me suis comporté avec vous. Je… je ne suis pas dans mon état normal en ce moment. Je vous demande pardon.
Ostrovski eut l’impression que Bergdorf était sincère et ses excuses le touchèrent.
— Merci, Steven, dit-il.
— Je le pense, Meta. Est-ce le New York Times qui vous envoie ici ?
— Non, grands dieux, je n’ai plus d’emploi. Qui voudrait reprendre un critique obsolète ?
— Vous êtes un grand critique, Meta, n’importe quel journal vous engagera.
Ostrovski haussa les épaules puis soupira :
— C’est peut-être bien le problème.
— Comment ça ? demanda Bergdorf.
— Depuis hier, je suis obsédé par une idée : j’ai envie de me présenter à l’audition pour La Nuit noire .
— Et pourquoi pas ?
— Parce que c’est impossible ! Je suis critique littéraire et critique de théâtre ! Je ne peux donc ni écrire, ni jouer.
— Meta, je ne suis pas certain de vous suivre…
— Enfin, Steven, faites un petit effort au nom du ciel ! Expliquez-moi par quel miracle un critique de théâtre pourrait jouer dans une pièce ? Vous imaginez si les critiques littéraires se mettaient à écrire ou les écrivains à devenir critiques littéraires ? Vous imaginez Don DeLillo faisant la critique pour le New Yorker de la nouvelle pièce de David Mamet ? Vous imaginez si Pollock avait fait la critique de la dernière exposition de Rothko dans le New York Times ? Verriez-vous Jeff Koons démontant la dernière création de Damien Hirst dans le Washington Post ? Est-ce que vous pourriez imaginer Spielberg faire la critique du dernier Coppola dans le LA Times en disant : « N’allez pas voir cette merde, c’est abominable » ? Tout le monde crierait au scandale et à la partialité, et avec raison : on ne peut pas critiquer un art que l’on pratique.
Bergdorf, saisissant le cheminement intellectuel d’Ostrovski, lui fit alors remarquer :
— Techniquement, Meta, vous n’êtes plus critique puisque je vous ai licencié.
Le visage d’Ostrovski s’illumina : Bergdorf avait raison. L’ancien critique remonta aussitôt dans sa chambre et s’empara des exemplaires de l’ Orphea Chronicle consacrés à la disparition de Stephanie Mailer.
Et s’il était écrit quelque part que je devais passer de l’autre côté du mur ? songea Ostrovski. Et si Bergdorf, en le congédiant, lui avait en fait rendu sa liberté ? Et si depuis tout ce temps il était un créateur qui s’ignorait ?
Il découpa les articles et les disposa sur le lit. Sur la table de nuit, la photo de Meghan Padalin le regardait.
De retour au bord de la piscine, Steven fit la morale à Alice :
— Ne provoque pas Ostrovski, lui dit-il, il ne t’a rien fait.
— Et pourquoi pas ? Tu as vu avec quel dédain il me regarde ? Comme si j’étais une pute. La prochaine fois, je lui dis que c’est moi qui l’ai fait virer.
— Tu ne dois pas raconter aux gens que c’est toi qui as exigé son renvoi ! tonna Steven.
— Mais c’est la vérité, Stevie !
— Eh bien, à cause de toi je suis dans la merde.
— À cause de moi ? s’indigna Alice.
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