Sylvia s’interrompit. Anna sentait qu’elle n’avait pas forcément envie d’en dire plus et l’y poussa.
— Que s’est-il passé ensuite ? demanda-t-elle doucement.
— Ted avait le sens des affaires, reprit Sylvia. À l’hôtel, il avait remarqué que la plupart des clients se plaignaient de ne pas pouvoir trouver un restaurant digne de ce nom à Orphea. Il a eu envie de monter sa propre affaire. Mon père, décédé entre-temps, nous avait laissé un important héritage, et Ted a pu racheter un bâtiment décrépi du centre-ville, idéalement situé, avec l’idée de le retaper et d’en faire le Café Athéna . Malheureusement, tout a rapidement dégénéré.
— Tu parles de l’incendie ? demanda Anna.
— Tu es au courant ?
— Oui. J’ai entendu parler de grosses tensions entre ton frère et le maire Gordon qui refusait de donner une nouvelle affectation au bâtiment. Ted aurait mis le feu pour faciliter l’octroi d’une autorisation de travaux. Mais les tensions avec le maire auraient persisté après coup…
— Tu sais, Anna, j’ai tout entendu à ce sujet. Je peux t’assurer cependant que mon frère n’a pas mis le feu au bâtiment. Il était colérique, oui. Mais ce n’était pas un escroc à la petite semaine. C’était un homme élégant. Un homme avec des valeurs. Il est vrai que des tensions ont persisté après l’incendie entre mon frère et le maire Gordon. Je sais qu’ils ont été vus par de nombreux témoins en train de se disputer violemment en pleine rue. Mais si je te raconte la raison de leur désaccord, je pense que tu ne me croiras pas.
* * *
Rue principale d’Orphea,
21 février 1994.
Deux semaines après l’incendie
Lorsque Ted Tennenbaum arriva devant le bâtiment du futur Café Athéna , il découvrit le maire Gordon qui l’attendait dehors, faisant les cent pas sur le trottoir pour se réchauffer.
— Ted, lui dit le maire Gordon en guise de salutations, je vois que vous n’en faites qu’à votre tête.
Tennenbaum ne comprit d’abord pas ce dont il s’agissait.
— Je ne suis pas sûr de vous suivre, monsieur le maire. Que se passe-t-il ?
Gordon sortit une feuille de la poche de son manteau :
— Je vous ai donné le nom de ces entreprises pour vos travaux, et vous n’avez engagé aucune d’elles.
— C’est vrai, lui répondit Ted Tennenbaum. J’ai fait des demandes de devis et j’ai choisi celles qui faisaient les meilleurs prix. Je ne vois pas où est le problème.
Le maire Gordon monta le ton d’un cran.
— Ted, cessez d’ergoter. Si vous voulez commencer vos transformations, je vous conseille de contacter ces entreprises qui sont beaucoup plus qualifiées.
— J’ai fait appel à des entreprises de la région parfaitement compétentes. Je suis libre de faire comme bon me semble, non ?
Le maire Gordon perdit patience.
— Je ne vous autoriserai pas à travailler avec ces entreprises ! s’écria-t-il.
— Vous ne m’autoriserez pas ?
— Non. Je ferai bloquer vos travaux aussi longtemps qu’il le faudra, et par tous les moyens.
Quelques passants, intrigués par les éclats de voix, se figèrent. Ted, qui s’était rapproché du maire, s’écria :
— Je peux savoir ce que ça peut vous foutre, Gordon ?
— Monsieur le maire , je vous prie, le corrigea Gordon en appuyant son doigt sur son torse comme pour ponctuer son injonction.
Ted vit rouge et l’empoigna brusquement par le col, avant de relâcher son étreinte. Le maire le défia du regard :
— Alors quoi, Tennenbaum, vous croyez m’impressionner ? Essayez de vous tenir un peu correctement au lieu de vous donner en spectacle !
Une voiture de police arriva à cet instant et le chef-adjoint Gulliver en sortit précipitamment.
— Monsieur le maire, est-ce que tout va bien ? demanda le policier, la main sur sa matraque.
— Tout va très bien, chef-adjoint, je vous remercie.
* * *
— Voilà la raison de leur désaccord, expliqua Sylvia à Anna, à la terrasse du Café Athéna . Le choix des entreprises pour les travaux.
— Je te crois, l’assura Anna.
Sylvia parut presque étonnée :
— Vraiment ?
— Oui, le maire se faisait verser des pots-de-vin par les entreprises à qui il accordait des marchés. J’imagine que les travaux pour la construction du Café Athéna impliquaient des sommes relativement importantes et que le maire Gordon voulait sa part du gâteau. Que s’est-il passé ensuite ?
— Ted a accepté. Il savait que le maire avait les moyens de bloquer les travaux et de lui causer mille tourments. Les choses se sont arrangées, le Café Athéna a pu ouvrir une semaine avant le début du festival. Tout allait bien. Jusqu’à ce que le maire Gordon soit assassiné. Mon frère n’a pas tué le maire Gordon, j’en suis certaine.
— Sylvia, est-ce que le terme La Nuit noire te dit quelque chose ?
— La Nuit noire , répondit Sylvia en prenant le temps de la réflexion, j’ai vu ça quelque part.
Elle avisa un exemplaire de l’édition du jour de l’ Orphea Chronicle abandonné sur une table voisine et s’en empara.
— Oui, voilà, reprit-elle en lisant la une du journal, c’est le titre de la pièce qui sera finalement jouée en ouverture du festival.
— Est-ce que l’ancien chef de la police Kirk Harvey et ton frère étaient liés ? demanda Anna.
— Pas que je sache. Pourquoi ?
— Parce que La Nuit noire correspond à de mystérieux messages ayant apparu à travers la ville durant l’année précédant le premier festival. Cette même inscription a été retrouvée dans les décombres de l’incendie du futur Café Athéna en février 1994. Tu n’étais pas au courant ?
— Non, je l’ignorais. Mais n’oublie pas que je ne me suis installée ici que bien après tout ce drame. À l’époque, j’habitais à Manhattan, j’étais mariée et j’avais repris les affaires de mon père. À la mort de mon frère, j’ai hérité du Café Athéna et j’ai décidé de ne pas le vendre. Il y tenait tellement. J’ai engagé un gérant, puis j’ai divorcé, et j’ai décidé de vendre la compagnie de mon père. J’avais envie de renouveau. Je me suis finalement installée ici en 1998. Tout ça pour te dire qu’il me manque une partie de l’histoire, surtout à propos de cette Nuit noire dont tu me parles. Je n’ai aucune idée du lien avec l’incendie, mais par contre je sais qui a mis le feu.
— Qui ? demanda Anna, le cœur battant.
— Je t’ai parlé tout à l’heure des mauvaises fréquentations de Ted à Ridgesport. Il y avait un type, Jeremiah Fold, un voyou à la petite semaine qui vivait d’extorsions, qui lui a cherché des noises. Jeremiah était un sale type, et il lui arrivait de venir avec de drôles de filles pour flamber au Palace. Il débarquait, les poches pleines de billets, monté sur une énorme moto qu’il faisait pétarader. Il était bruyant, grossier, souvent défoncé. Il régalait des tablées qui viraient à l’orgie et lançait des billets de cent dollars aux serveurs. Le propriétaire de l’hôtel n’aimait pas ça, mais il n’osait pas interdire à Jeremiah d’accéder à son établissement pour ne pas avoir d’ennuis avec lui. Un jour, Ted, qui travaillait encore à l’hôtel à l’époque, a décidé d’intervenir. Par loyauté pour le propriétaire du Palace qui lui avait donné sa chance. Après que Jeremiah fut parti de l’hôtel, Ted s’est lancé à sa poursuite en voiture. Il a fini par le forcer à s’arrêter sur le bas-côté pour avoir une explication et lui dire qu’il n’était plus le bienvenu au Palace. Mais Jeremiah avait une fille à l’arrière de sa moto. Pour l’impressionner il a essayé de frapper Ted, et Ted lui a salement cassé la gueule. Jeremiah a été terriblement humilié. Quelque temps après, il est venu trouver Ted chez lui, avec deux costauds, qui lui ont mis une dérouillée. Puis, quand Jeremiah a appris que Ted se lançait dans le projet du Café Athéna , il est venu exiger un « partenariat ». Il voulait une commission pour laisser les entreprises travailler tranquillement, puis un pourcentage des recettes une fois le restaurant ouvert. Il avait senti le potentiel.
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