C’est finalement dans le courant du mois de septembre 2013 que je réalisai bientôt que les motivations d’Alice n’étaient pas tant d’ordre pécuniaire. Je me ruinais certes en cadeaux, désormais détenteur d’une quatrième carte de crédit et ayant vidé un bon quart du compte d’épargne familial, mais elle aurait pu séduire des hommes riches et obtenir cent fois plus d’eux. Ce qui l’intéressait vraiment, c’était sa carrière d’écrivain et elle pensait que je pouvais l’aider. L’idée de devenir le prochain écrivain à la mode à New York l’obsédait. Elle était déterminée à écarter quiconque susceptible de lui faire de la concurrence. J’ai en mémoire le souvenir tout particulier du samedi 14 septembre 2013 au matin. Je faisais des courses avec ma femme et mes enfants lorsqu’elle me téléphona. Je m’éloignai quelques instants pour prendre la communication et je l’entendis me hurler dessus :
— Tu l’as mise en couverture ? Espèce de salopard !
— De quoi parles-tu, Alice ?
Elle parlait de la une du nouveau numéro d’automne de la Revue . Stephanie Mailer y avait écrit un texte si bon que je lui avais fait les honneurs d’une mention sur la couverture, ce qu’Alice venait de découvrir.
— Mais enfin, Alice, tu es folle ? Stephanie a écrit un texte incroyable !
— Je me fous de tes explications, Stevie ! Ça va te coûter cher ! Je veux te voir, où es-tu ?
Je m’arrangeai pour la retrouver en fin de journée au café en bas de chez elle. Craignant sa colère, je lui avais apporté un joli foulard d’une marque de luxe française. Elle débarqua hors d’elle et me jeta mon offrande au visage. Je ne l’avais jamais vue aussi furieuse.
— Tu t’occupes de sa carrière à elle, tu la mets en une de la Revue , et moi alors ? Moi, je reste une ridicule petite employée du courrier !
— Mais Alice, enfin, tu n’écris pas d’articles !
— Si ! J’ai mon blog d’écrivain, tu m’as dit que c’était très bien. Pourquoi est-ce que tu ne publies pas des extraits dans la Revue ?
— Alice, je…
Elle me fit taire d’un geste rageur, fouettant l’air avec son foulard comme si elle dressait un cheval.
— Cesse d’ergoter ! ordonna-t-elle. Tu veux m’impressionner avec ton chiffon minable ? Tu me prends pour une pute ? Tu crois que tu peux m’acheter comme ça ?
— Alice, qu’est-ce que tu veux de moi ? finis-je par me lamenter.
— Je veux que tu te débarrasses de cette idiote de Stephanie ! Je veux que tu la vires sur-le-champ !
Elle se leva de sa chaise pour me signifier qu’elle en avait terminé avec moi. Je voulus lui attraper le bras doucement pour la retenir. Elle planta ses doigts profondément dans ma chair.
— Je pourrais te crever les yeux, Stevie. Alors, écoute-moi bien : lundi matin, Stephanie Mailer sera renvoyée de la Revue , tu m’entends ? Sinon, lundi, tout le monde découvrira ce que tu me fais subir.
En y repensant aujourd’hui, j’aurais pu ne pas céder. J’aurais gardé Stephanie, Alice m’aurait dénoncé à la police, à ma femme, à qui elle en voulait et j’aurais payé les conséquences de mes actes. Au moins, aurais-je pris mes responsabilités. Mais j’étais trop lâche pour le faire. Ainsi, le lundi suivant, je renvoyai Stephanie Mailer de la Revue des lettres new-yorkaises , au prétexte de problèmes financiers. Au moment de s’en aller, elle passa par mon bureau, en pleurs, avec un carton d’effets personnels dans les bras.
— Je ne comprends pas pourquoi vous me faites ça, Steven. J’ai travaillé tellement dur pour vous.
— Je suis désolé, Stephanie. Satanée conjoncture, on a une grosse restriction de budget.
— Vous mentez, me dit-elle. Je sais qu’Alice vous manipule. Mais ne vous inquiétez pas, je ne dirai jamais rien à personne. Vous pouvez dormir tranquille, je ne vous ferai pas de tort.
Le renvoi de Stephanie apaisa Alice, qui travaillait désormais d’arrache-pied à son roman. Elle disait qu’elle avait eu l’idée du siècle et que le livre allait être vraiment très bon.
Trois mois s’écoulèrent jusqu’à décembre 2013 et la période de Noël, qui me coûta un pendentif à 1 500 dollars pour Alice et un bijou fantaisie à 150 dollars pour ma femme, qui, elle, me fit la surprise d’offrir à toute la famille une semaine de vacances au soleil. Elle nous en fit l’annonce un vendredi soir, pendant le dîner, toute rayonnante, nous montrant les prospectus : « On fait tellement attention à ce qu’on dépense, on ne se permet rien. J’économise sur mon salaire depuis Pâques pour que nous puissions passer le Nouvel an dans les Caraïbes. » Ce qu’elle appelait les Caraïbes était la Jamaïque, dans l’un de ces hôtels tout-inclus pour classe archi-moyenne qui voulait jouer les grands-ducs, avec grande piscine à l’eau insalubre et des repas de buffet infâmes. Mais dans la chaleur moite de la côte jamaïcaine, à l’abri du soleil brûlant sous des palmiers à siroter des cocktails faits avec des alcools de troisième main, loin d’Alice et de tout tracas, je me trouvai bien. Serein pour la première fois depuis très longtemps. Je compris que j’avais envie de quitter New York, de recommencer ma vie ailleurs, à zéro, et de ne plus commettre ces erreurs qui m’avaient perdu. Je finis par en parler à ma femme et lui demander :
— Tu ne voudrais pas quitter New York ?
— Quoi ? Pourquoi voudrais-tu quitter New York ? On y est bien, non ?
— Oui, mais tu vois ce que je veux dire.
— Non, justement, je ne vois pas ce que tu veux dire.
— On pourrait vivre dans une ville plus petite, pas passer notre temps dans les transports publics, à se croiser sans cesse.
— Qu’est-ce que c’est que cette nouvelle lubie, Steven ?
— Ce n’est pas une lubie, c’est une idée que je partage avec toi, c’est tout.
Ma femme, comme tous les vrais New-Yorkais, ne se voyait pas vivre ailleurs et mon idée de fuite et de nouvelle vie fut vite oubliée.
*
Six mois s’écoulèrent.
Au mois de juin 2014, le compte épargne de mes enfants était vide. J’interceptai un appel de la banque pour nous prévenir qu’on ne pouvait pas conserver un compte épargne vide et je fis un virement pour effacer ce souci. Il fallait impérativement que je trouve un moyen de le renflouer et de cesser de creuser ma perte financière par la même occasion. Il fallait que je mette un terme à tout cela. Je n’en dormais plus et quand le sommeil me gagnait enfin, je faisais d’insupportables cauchemars. Cette histoire était en train de me ronger de l’intérieur.
Alice venait de terminer son roman. Elle me demanda de le lire et d’être absolument honnête avec elle. « Sois comme au lit, me dit-elle : dur mais juste. » Je lus son livre avec peine, et finis par en sauter de larges passages car elle s’impatientait d’avoir mon avis, qui était malheureusement très clair : son texte était d’une nullité affligeante. Mais je ne pouvais pas le lui dire. Et dans un restaurant sophistiqué de SoHo, nous trinquâmes au champagne à son grand succès à venir.
— Je me sens tellement heureuse que tu aies aimé, Stevie, se réjouit-elle. Tu ne me dis pas ça pour me faire plaisir, hein ?
— Non, vraiment, j’ai adoré. Comment peux-tu en douter ?
— Parce que je l’ai proposé à trois agents littéraires qui ont refusé de le défendre.
— Bah, ne te décourage pas. Si tu savais le nombre de bouquins qui ont d’abord été refusés par les agents et les éditeurs.
— Justement, je veux que tu m’aides à le faire connaître et que tu le fasses lire à Meta Ostrovski.
— Ostrovski le critique ? demandai-je inquiet.
Читать дальше