La route, depuis New York, avait pris deux petites heures à peine : j’avais pourtant l’impression d’avoir traversé le globe. Des gratte-ciel de Manhattan, j’étais passée à cette petite ville paisible, baignée par un doux soleil de fin de journée. Après avoir remonté la rue principale, je traversai mon nouveau quartier pour rejoindre la maison que j’avais louée. Je roulais au pas, observant les promeneurs, les enfants qui s’agglutinaient devant la camionnette d’un marchand de glaces, les riverains consciencieux qui entretenaient leurs plates-bandes. Il régnait un calme absolu.
J’arrivai finalement à la maison. Une nouvelle existence s’offrait à moi. Les seuls vestiges de mon ancienne vie étaient mes meubles, que j’avais fait déménager depuis New York. Je déverrouillai la porte d’entrée, pénétrai à l’intérieur, et allumai la lumière du hall plongé dans l’obscurité. À ma stupéfaction, je découvris que le sol était encombré de mes cartons. Je parcourus le rez-de-chaussée au pas de course : les meubles étaient tous emballés, rien n’avait été monté, mes affaires étaient toutes entassées dans des boîtes empilées au gré des pièces.
J’appelai immédiatement l’entreprise de déménagement que j’avais mandatée. Mais la personne qui me répondit me dit d’un ton sec : « Je crois que vous faites erreur, madame Kanner. J’ai votre dossier sous les yeux et vous avez visiblement coché les mauvaises cases. La prestation que vous avez demandée n’incluait pas le déballage. » Elle raccrocha. Je ressortis de la maison pour ne plus voir ce capharnaüm et m’assis sur les marches du porche. J’étais dépitée. Une silhouette apparut, une bouteille de bière dans chaque main. C’était mon voisin, Cody Illinois. Je l’avais rencontré à deux reprises : au moment de visiter la maison, et après avoir signé le bail, lorsque j’étais venue préparer mon emménagement.
— Je voulais vous souhaiter la bienvenue, Anna.
— C’est gentil, répondis-je avec une moue.
— Vous n’avez pas l’air de bonne humeur, me dit-il.
Je haussai les épaules. Il me tendit une bière et s’assit à côté de moi. Je lui expliquai ma mésaventure avec les déménageurs, il proposa de m’aider à déballer mes affaires, et quelques minutes plus tard nous montions mon lit dans ce qui devait être ma chambre. Je lui demandai alors :
— Qu’est-ce que je devrais faire pour m’intégrer ici ?
— Vous n’avez pas de souci à vous faire, Anna. Les gens vont vous apprécier. Vous pouvez toujours vous engager comme bénévole pour le festival de théâtre, l’été prochain. C’est un événement très fédérateur.
Cody fut la première personne avec qui je me liai à Orphea. Il tenait une librairie merveilleuse sur la rue principale, qui allait devenir rapidement comme une seconde maison pour moi.
Ce soir-là, après que Cody fut parti et alors que j’étais occupée à déballer des cartons de vêtements, je reçus un appel téléphonique de mon ex-mari.
— T’es pas sérieuse, Anna ? me dit-il lorsque je décrochai. Tu es partie de New York sans me dire au revoir.
— Je t’ai dit au revoir il y a longtemps, Mark.
— Aïe ! ça fait mal !
— Pourquoi tu m’appelles ?
— J’avais envie de te parler, Anna.
— Mark, je n’ai pas envie de « parler ». On ne se remettra pas ensemble. C’est fini.
Il ignora ma remarque.
— J’ai dîné avec ton père ce soir. C’était formidable.
— Laisse mon père tranquille, veux-tu ?
— Est-ce de ma faute s’il m’adore ?
— Pourquoi tu me fais ça, Mark ? Pour te venger ?
— Tu es de mauvaise humeur, Anna ?
— Oui, m’emportai-je, je suis de mauvaise humeur ! J’ai des meubles en pièces détachées, que je ne sais pas comment monter, j’ai donc vraiment mieux à faire que de t’écouter !
Je regrettai aussitôt ces paroles car il sauta sur l’occasion pour me proposer de venir à la rescousse.
— Tu as besoin d’aide ? Je suis déjà en voiture, j’arrive !
— Non, surtout pas !
— Je serai là dans deux heures. On passera la nuit à monter tes meubles et refaire le monde… Ce sera comme au bon vieux temps.
— Mark, je t’interdis de venir.
Je raccrochai et éteignis mon téléphone pour avoir la paix. Mais le lendemain matin, j’eus la mauvaise surprise de voir Mark débarquer chez moi.
— Qu’est-ce que tu fais là ? demandai-je d’un ton désagréable en ouvrant la porte.
Il m’adressa un large sourire.
— Quel accueil chaleureux ! Je suis venu t’aider.
— Qui t’a donné mon adresse ?
— Ta mère.
— Oh, c’est pas vrai, je vais la tuer !
— Anna, elle rêve de nous revoir ensemble. Elle veut des petits-enfants !
— Au revoir, Mark.
Il retint la porte au moment où je la lui fermais au visage.
— Attends, Anna : laisse-moi au moins t’aider.
J’avais trop besoin d’un coup de main pour refuser. Et puis, il était là de toute façon. Il me fit son numéro d’homme parfait : il transporta des meubles, fixa des tableaux au mur et installa un lustre.
— Tu vas vivre toute seule ici ? finit-il par me demander entre deux coups de perceuse.
— Oui, Mark. C’est ici que commence ma nouvelle vie.
*
Le lundi suivant marqua mon premier jour au commissariat. Il était 8 heures du matin lorsque je me présentai au guichet d’accueil, en civil.
— C’est pour une plainte ? me demanda le policier sans lever le nez de son journal.
— Non, répondis-je. Je suis votre nouvelle collègue.
Il posa ses yeux sur moi, me sourit amicalement puis cria à la cantonade : « Les gars, la fille est là ! » Je vis apparaître une escouade de policiers qui m’observèrent comme un animal curieux. Le chef Gulliver s’avança et me tendit une main amicale : « Bienvenue, Anna. »
Je fus chaleureusement accueillie. Je saluai tour à tour mes nouveaux collègues, nous échangeâmes quelques mots, on m’offrit un café, on me posa beaucoup de questions. Quelqu’un s’écria joyeusement : « Les gars, je vais commencer à croire au Père Noël : un vieux flic rabougri part à la retraite et il est remplacé par une sublime jeunette ! » Ils éclatèrent tous de rire. Malheureusement, l’atmosphère bon enfant n’allait pas durer.
JESSE ROSENBERG
Vendredi 27 juin 2014
29 jours avant la première
De bon matin, j’étais sur la route vers Orphea.
Je voulais impérativement comprendre ce qui s’était passé la veille dans l’appartement de Stephanie. Pour le chef Gulliver, il s’agissait d’un simple cambriolage. Je n’y croyais pas un instant. Mes collègues de la police scientifique étaient restés jusque tard dans la nuit pour essayer de relever des empreintes, mais ils n’avaient rien trouvé. Pour ma part, à en juger par la violence du coup reçu, je penchais fortement vers l’idée que l’agresseur était un homme.
Il fallait retrouver Stephanie. Je sentais que le temps pressait. Roulant à présent sur la route 17, j’accélérai sur la dernière ligne droite avant l’entrée de la ville, sans avoir enclenché ni mes gyrophares, ni ma sirène.
Ce n’est qu’au moment de dépasser le panneau routier marquant la limite d’Orphea que je remarquai la voiture de police banalisée dissimulée derrière et qui me prit immédiatement en chasse. Je me rangeai sur le bas-côté, et je vis dans mon rétroviseur une jolie jeune femme en uniforme sortir du véhicule et marcher vers moi. Je m’apprêtais à faire la connaissance de la première personne qui allait accepter de m’aider à démêler cette affaire : Anna Kanner.
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