Comme elle s’approchait de ma fenêtre ouverte, je brandis mon badge de policier en lui souriant.
— Capitaine Jesse Rosenberg, lut-elle sur ma carte d’identification. Une urgence ?
— Il me semble vous avoir vue hier brièvement sur Bendham Road. Je suis le flic qui s’est fait assommer.
— Chef-adjoint Anna Kanner, se présenta la jeune femme. Comment va votre tête, capitaine ?
— Ma tête va très bien, je vous remercie. Mais je vous avoue que je suis troublé par ce qui s’est passé dans cet appartement. Le chef Gulliver pense qu’il s’agit d’un cambriolage, je n’y crois pas un instant. Je me demande si je n’ai pas mis les pieds dans une drôle d’affaire.
— Gulliver est le dernier des idiots, me dit Anna. Parlez-moi plutôt de votre affaire, ça m’intéresse.
Je compris alors qu’Anna pourrait être une alliée précieuse à Orphea. J’allais découvrir par la suite qu’elle était de surcroît un flic hors pair. Je lui proposai alors :
— Anna, si tu me permets de te tutoyer, puis-je t’offrir un café ? Je vais tout te raconter.
Quelques minutes plus tard, à la table d’un petit diner tranquille du bord de la route, j’expliquai à Anna que tout avait commencé lorsque Stephanie Mailer était venue me trouver en début de semaine pour me parler d’une enquête qu’elle menait sur le quadruple meurtre d’Orphea de 1994.
— Qu’est-ce que c’est que le quadruple meurtre de 1994 ? demanda Anna.
— Le maire d’Orphea et sa famille ont été assassinés, expliquai-je. Ainsi qu’une passante qui faisait son jogging. Une vraie boucherie. C’était le soir de l’inauguration du festival de théâtre d’Orphea. Ça a surtout été la première grosse enquête que j’ai menée. À l’époque, mon coéquipier, Derek Scott, et moi avions résolu cette affaire. Mais voilà que lundi dernier, Stephanie est venue me dire qu’elle pensait que nous nous étions trompés : que l’enquête n’était pas bouclée et que nous avions fait erreur sur le coupable. Depuis, elle a disparu et son appartement a été visité hier.
Anna semblait très intriguée par mon récit. Après notre café, nous nous rendîmes donc tous les deux à l’appartement de Stephanie, fermé et mis sous scellés, dont les parents m’avaient laissé leur clé.
Les lieux avaient été complètement retournés, tout était en désordre. Le seul élément concret dont nous disposions était que la porte d’entrée de l’appartement n’avait pas été forcée.
Je dis à Anna :
— D’après les parents Mailer, le seul double était celui en leur possession. Cela signifie que la personne qui s’est introduite ici avait les clés de Stephanie.
Comme je lui avais mentionné plus tôt le message envoyé par Stephanie à Michael Bird, le rédacteur en chef de l’ Orphea Chronicle, Anna s’interrogea alors :
— Si quelqu’un a les clés de Stephanie, il a peut-être aussi son téléphone portable.
— Tu veux dire que ce ne serait pas elle qui a envoyé ce message ? Mais qui alors ?
— Quelqu’un qui voulait gagner du temps, suggéra-t-elle.
Je sortis de la poche arrière de mon pantalon l’enveloppe récupérée la veille dans la boîte aux lettres et la tendis à Anna.
— C’est le relevé de la carte de crédit de Stephanie, expliquai-je. Elle a effectué un voyage à Los Angeles au début du mois, et il faut encore déterminer de quoi il s’agit. D’après mes vérifications elle n’a pas repris l’avion depuis. Si elle est partie de son plein gré, c’est donc en voiture. J’ai émis un avis de recherche générale pour les plaques d’immatriculation : si elle est en route quelque part, les polices de l’autoroute vont la trouver rapidement.
— Tu n’as pas traîné, me dit Anna, impressionnée.
— Il n’y a pas de temps à perdre, répondis-je. J’ai également fait une demande de ses relevés de téléphone et carte de crédit de ces derniers mois. J’espère les avoir dès ce soir.
Anna jeta un coup d’œil rapide au relevé.
— Sa carte de crédit a été utilisée pour la dernière fois lundi soir à 21 heures 55 au Kodiak Grill , constata-t-elle. C’est un restaurant de la rue principale. Nous devrions y aller. Quelqu’un a peut-être vu quelque chose.
Le Kodiak Grill était situé en haut de la rue principale. Le gérant, après avoir consulté le planning de la semaine, nous indiqua ceux qui, parmi les membres du personnel présents, étaient de service lundi soir. L’une des serveuses que nous interrogeâmes reconnut Stephanie sur la photo que nous lui présentâmes.
— Oui, nous dit-elle, je me souviens d’elle. Elle était là en début de semaine. Une jolie fille, toute seule.
— Quelque chose vous a-t-il marquée en particulier pour que vous vous souveniez d’elle au milieu des clients qui défilent tous les jours ici ?
— Ce n’était pas la première fois qu’elle venait. Elle demandait toujours la même table. Elle disait attendre quelqu’un, qui ne venait jamais.
— Et lundi, que s’est-il passé ?
— Elle est arrivée vers 18 heures, au début du service. Et elle a attendu. Elle a fini par commander une salade César et un Coca, et elle est finalement repartie.
— Vers 22 heures, c’est exact.
— C’est possible. Je ne me souviens pas de l’heure mais elle est restée longtemps. Elle a payé et elle est partie. C’est tout ce que je me rappelle.
En ressortant du Kodiak Grill , nous remarquâmes que le bâtiment voisin était une banque munie d’un distributeur automatique extérieur.
— Il y a forcément des caméras, me dit Anna. Stephanie a peut-être été filmée lundi.
Quelques minutes plus tard, nous étions dans le bureau étroit d’un agent de sécurité de la banque qui nous montra le champ de vision des différentes caméras du bâtiment. L’une filmait le trottoir et on apercevait la terrasse du Kodiak Grill . Il nous passa les enregistrements vidéo du lundi à partir de 18 heures. Scrutant les passants qui défilaient sur l’écran, je la vis soudain.
— Stop ! m’écriai-je. C’est elle, c’est Stephanie.
L’agent de sécurité figea l’image.
— Maintenant, revenez lentement en arrière, lui demandai-je.
Sur l’écran, Stephanie marcha à reculons. La cigarette qu’elle tenait entre ses lèvres se reconstitua, puis elle l’alluma avec un briquet doré, la prit entre ses doigts et la rangea dans un paquet qu’elle remit dans son sac. Elle recula encore et dévia de trajectoire sur le trottoir jusqu’à une petite voiture compacte bleue dans laquelle elle s’installa.
— C’est sa voiture, dis-je. Une Mazda trois portes de couleur bleue. Je l’ai vue monter dedans lundi, sur le parking du centre régional de la police d’État.
Je priai l’agent de sécurité de repasser la séquence dans le bon sens et l’on vit Stephanie sortir de voiture, allumer une cigarette, la fumer en faisant quelques pas sur le trottoir, avant de se diriger vers le Kodiak Grill .
Nous avançâmes ensuite l’enregistrement jusqu’à 21 heures 55, heure à laquelle Stephanie avait payé son dîner avec sa carte de crédit. Au bout de deux minutes, on la vit apparaître de nouveau. Elle marcha d’un pas nerveux jusqu’à sa voiture. Au moment de monter, elle sortit son téléphone de son sac. Quelqu’un l’appelait. Elle répondit, l’appel fut bref. Il semblait qu’elle ne parlait pas mais qu’elle écoutait seulement. Après avoir raccroché, elle s’assit dans l’habitacle et resta immobile pendant un instant. On pouvait la voir distinctement à travers la vitre de la voiture. Elle chercha un numéro dans le répertoire de son téléphone et l’appela, mais elle raccrocha aussitôt. Comme si la communication ne passait pas. Elle attendit alors cinq minutes, assise au volant de sa voiture. Elle semblait nerveuse. Puis elle passa un deuxième appel : on la vit parler cette fois. L’échange dura une vingtaine de secondes. Puis finalement, elle démarra et disparut en direction du nord.
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