— Une boutique proche du bureau. J’en avais vraiment besoin, je suis ridicule dans mes pantalons trop grands.
Elle eut une moue :
— On dirait que tu veux faire jeune.
— Je n’ai pas encore 50 ans, je suis encore jeune, non ?
Ma femme ne comprenait rien. Quant à moi, je n’avais jamais vécu une histoire d’amour pareille, car c’était bien d’amour qu’il s’agissait. J’étais tellement entiché d’Alice que je songeai rapidement à divorcer de ma femme. Je ne voyais mon avenir qu’avec Alice. Elle me faisait rêver. Je m’imaginais même vivre dans son tout petit appartement, s’il le fallait. Mais ma femme ne se doutant d’absolument rien, je décidai de ne pas précipiter les choses : pourquoi me créer des complications alors que tout fonctionnait à merveille ? Je préférais consacrer mon énergie et surtout mon argent à Alice : notre train de vie commençait à me coûter cher, mais je m’en fichais complètement. Ou alors, je ne voulais pas y prêter attention. J’aimais tellement lui faire plaisir. Pour y parvenir, je dus prendre une nouvelle carte de crédit, avec un plafond de dépenses plus élevé, de même que je m’organisai pour faire passer une partie de nos dîners en notes de frais de la Revue . Il n’y avait pas de problèmes, il n’y avait que des solutions.
Début mai 2013, je reçus, à la Revue , une lettre de la mairie d’Orphea m’offrant de venir passer un week-end dans les Hamptons à leurs frais, en échange de la publication d’un article sur le festival de théâtre dans le prochain numéro de la Revue , censé paraître fin juin. Soit juste à temps pour drainer encore des spectateurs. La mairie redoutait visiblement une affluence limitée, et s’engageait même à acheter trois pages de publicité dans la Revue .
Il y avait un moment que je songeais à organiser quelque chose de spécial pour Alice. Je rêvais de l’emmener quelque part pour un week-end romantique. Jusque-là, je voyais mal comment je pouvais le faire avec ma femme et mes enfants sur le dos, mais cette invitation changeait la donne.
Quand j’annonçai à ma femme que je devais me rendre à Orphea pour le week-end dans le cadre d’un article, elle me réclama de pouvoir m’accompagner.
— Trop compliqué, dis-je.
— Compliqué ? Je demande à ma sœur de garder les enfants. Ça fait des lustres qu’on n’a pas passé un week-end ensemble, en amoureux.
J’aurais voulu répondre que c’était justement un week-end en amoureux, mais avec une autre. Je me contentai d’une explication embrouillée :
— Tu sais bien que c’est très compliqué de mélanger le boulot et le privé. Ça va faire jaser tout le monde à la rédaction, et je ne te parle même pas du service comptabilité qui n’aime pas ça et va me faire une misère pour chaque note de frais de repas.
— Je paierai ma part, m’assura ma femme. Allez, Steven, ne sois pas si têtu, enfin !
— Non, c’est impossible. Je ne peux pas faire les choses à ma guise. Ne complique pas tout, Tracy.
— Compliquer les choses ? Qu’est-ce que je complique ? Steven, c’est l’occasion de nous retrouver, de passer deux jours dans un bel hôtel.
— Ce n’est pas très marrant, tu sais. C’est un voyage de boulot. Crois-moi, je n’y vais pas de gaieté de cœur.
— Alors, pourquoi tiens-tu absolument à y aller ? Toi qui m’as toujours soutenu que tu ne remettrais plus jamais les pieds à Orphea ? Tu n’as qu’à envoyer quelqu’un d’autre à ta place. Tu es le rédacteur en chef, après tout.
— Justement parce que je suis le rédacteur en chef. Je dois y aller.
— Tu sais, Steven, depuis quelque temps, tu n’es plus le même : tu ne me parles plus, tu ne me touches plus, je ne te vois plus, tu t’occupes à peine des enfants et même quand tu es avec nous c’est comme si tu n’étais pas là. Qu’est-ce qui se passe, Steven ?
Nous nous disputâmes un long moment. Le plus étrange pour moi était que nos disputes me laissaient à présent indifférent. Je n’avais rien à fiche de l’avis de ma femme, ni de son mécontentement. Je me sentais en position de force : elle n’avait qu’à s’en aller si elle n’était pas contente. J’avais une autre vie qui m’attendait ailleurs, avec une jeune femme dont j’étais follement épris, et je me disais souvent en parlant de mon épouse : « Si elle me fait trop chier cette conne, je divorce. »
Le lendemain soir, prétendant à ma femme devoir me rendre à Pittsburgh pour une entrevue avec un grand écrivain, je retins une chambre au Plaza — auquel j’avais totalement pris goût — et invitai Alice à me rejoindre pour dîner à la Palmeraie et passer la nuit ensemble. J’en profitai pour lui annoncer la bonne nouvelle de notre week-end à Orphea, ce fut une soirée magique.
Mais le jour d’après, au moment de quitter l’hôtel, le réceptionniste m’indiqua que ma carte de crédit était refusée, faute de solde suffisant. Je sentis mon ventre se nouer et des sueurs froides monter en moi. Heureusement, Alice était déjà partie à la Revue et n’assista pas à ce moment d’embarras. Je téléphonai immédiatement à ma banque pour obtenir des explications et, à l’autre bout du fil, l’employé m’expliqua :
— Votre carte a atteint son plafond de 10 000 dollars, monsieur Bergdorf.
— Mais j’ai contracté une autre carte chez vous.
— Oui, votre carte Platinum. Le plafond est à 25 000 dollars mais il est atteint aussi.
— Alors renflouez la carte avec le compte associé.
— Il est en négatif de 15 000 dollars.
Je fus pris de panique.
— Êtes-vous en train de me dire que j’ai 45 000 dollars de découvert chez vous ?
— 58 480 dollars pour être précis, monsieur Bergdorf. Car il y a encore 10 000 dollars sur votre autre carte de crédit ainsi que les intérêts dus.
— Et pourquoi ne m’avez-vous pas prévenu plus tôt ? éructai-je.
— La gestion de vos finances ne nous regarde pas, monsieur, me répondit l’employé sans se départir de son calme.
Je traitai le type d’idiot et songeai que ma femme ne m’aurait jamais laissé me mettre dans une situation pareille. C’était toujours elle qui faisait attention au budget. Je décidai de repousser le problème à plus tard : rien ne devait gâcher mon week-end avec Alice, et comme le type de la banque m’informa que j’avais droit à une nouvelle carte de crédit, j’acceptai aussitôt.
Il fallait néanmoins que je fasse attention à mes dépenses et surtout que je paie ma nuit au Plaza , ce que je fis en utilisant la carte de la Revue . Ce fut la première d’une série d’erreurs que j’allais commettre.
DEUXIÈME PARTIE.
Vers la surface
-4.
Secrets.
Vendredi 11 juillet — Dimanche 13 juillet 2014
JESSE ROSENBERG
Vendredi 11 juillet 2014
15 jours avant la première
Sur la marina d’Orphea, je buvais un café avec Anna en attendant Derek.
— Donc, tu as finalement laissé Kirk Harvey en Californie ? me demanda Anna après que je lui eus raconté ce qui s’était passé à Los Angeles.
— Ce type est un menteur, dis-je.
Derek arriva finalement. Il semblait préoccupé.
— Le major McKenna est furieux contre toi, me dit-il. Après ce que tu as fait à Harvey, tu es à deux doigts de te faire virer. Tu ne dois l’approcher sous aucun prétexte.
— Je sais, répondis-je. Aucun risque, de toute façon. Kirk Harvey est à Los Angeles.
— Le maire veut nous voir, dit alors Anna. J’imagine qu’il veut nous passer un savon.
Читать дальше