— Le docteur Lern a dit que tu devais arrêter de te défoncer ! tonna Jerry en agitant un sachet rempli de poudre blanchâtre qu’il venait de trouver.
— Laisse ça ! hurla-t-elle.
— Qu’est-ce que c’est ? De la putain de kétamine ?
Sans attendre la réponse, il entra dans la salle de bains contiguë à la chambre.
— Arrête ! Arrête ! hurlait Dakota qui tentait de récupérer le sachet de la main de son père, tandis que ce dernier, de son bras musclé, la tenait à distance.
— Tu cherches quoi ? demanda-t-il en ouvrant le couvercle des toilettes. À crever ? À finir en prison ?
— Ne fais pas ça ! implora-t-elle en se mettant à pleurer sans que l’on sache s’il s’agissait de rage ou de tristesse.
Il versa la poudre dans les toilettes, tira aussitôt la chasse d’eau sous les yeux impuissants de sa fille qui finit par hurler :
— Tu as raison, je cherche à crever pour ne plus avoir à te supporter !
Son père lui lança un regard triste et lui annonça d’une voix étonnamment calme :
— Fais ta valise, nous partons demain matin à la première heure.
— Quoi ? Comment ça, nous partons ? Je ne vais nulle part, prévint-elle.
— Je ne te demande pas ton avis.
— Et je peux savoir où on va ?
— À Orphea.
— À Orphea ? Qu’est-ce qui te prend ? Je ne retournerai jamais là-bas ! Et de toute façon j’ai déjà fait des plans, figure-toi : Leyla a un copain qui a une maison à Montauk et…
— Oublie Montauk. Tes plans viennent de changer.
— Quoi ? hurla Dakota. Non, tu ne peux pas me faire ça ! Je ne suis plus un bébé, je fais ce que je veux !
— Non, tu ne fais pas ce que tu veux. Je t’ai laissé trop longtemps faire ce que tu voulais.
— Sors de ma chambre maintenant, laisse-moi tranquille !
— Je ne te reconnais plus, Dakota…
— Je suis une adulte, je ne suis plus ta petite fille qui te récitait l’alphabet en mangeant ses céréales !
— Tu es ma fille, tu as 19 ans, tu fais ce que je te dis. Et je te dis : fais ta valise.
— Et maman ?
— Ce sera juste toi et moi, Dakota.
— Pourquoi est-ce que je partirais avec toi ? Je veux en discuter d’abord avec le docteur Lern.
— Non, il n’y aura pas de discussion avec Lern, ni avec personne. Il est temps qu’on te mette des limites.
— Tu ne peux pas me faire ça ! Tu ne peux pas me forcer à partir avec toi !
— Si. Parce que je suis ton père et que je te l’ordonne.
— Je te déteste ! Je te déteste, tu m’entends ?
— Oh, je le sais bien, Dakota, tu n’as pas besoin de me le rappeler. Fais ta valise maintenant. Nous partons demain matin à la première heure, répéta Jerry d’un ton qui n’appelait aucune tergiversation.
Il quitta la chambre d’un pas décidé, alla se servir un scotch et l’avala en quelques gorgées, contemplant par la baie vitrée la nuit spectaculaire qui tombait sur New York.
Au même instant, Steven Bergdorf rentrait chez lui. Il puait la sueur et le sexe. Il avait assuré à sa femme qu’il assistait au vernissage d’une exposition pour le compte de la Revue , mais en réalité il était allé faire les boutiques avec Alice. Il avait encore cédé à des folies dépensières, elle lui avait promis qu’il pourrait la baiser ensuite et elle avait tenu parole. Il l’avait sautée comme un gorille furieux dans son petit appartement de la 100 eRue, après quoi, elle avait réclamé un week-end romantique.
— Partons demain, Stevie, passons deux jours en amoureux.
— Impossible, lui assura d’un ton navré Steven tout en remettant son slip, car non seulement il n’avait plus un kopeck, mais il avait une famille sur le dos.
— Tout est toujours impossible avec toi, Stevie ! gémit Alice qui était d’humeur à jouer à l’enfant. Pourquoi n’irions-nous pas à Orphea, cette ville charmante où nous étions au printemps l’an passé ?
Comment justifier d’aller là-bas ? Il avait déjà joué le joker de son invitation au festival alors.
— Et que suis-je supposé dire à ma femme ? demanda-t-il.
Alice vit rouge et lui envoya un coussin en pleine figure.
— Ta femme, ta femme ! hurla-t-elle. Je t’interdis d’évoquer ta femme en ma présence !
Alice l’avait chassé de chez elle, et Steven était rentré chez lui.
Dans la cuisine, sa femme et les enfants terminaient de dîner. Sa femme lui adressa un sourire tendre ; il n’osa pas l’embrasser. Il empestait le sexe.
— Maman a dit qu’on allait partir pour les vacances au parc de Yellowstone, lui annonça alors son aînée.
— On va même dormir dans un camping-car, s’extasia le cadet.
— Votre maman devrait me consulter avant de faire des promesses, leur dit simplement Steven.
— Allons, Steve, objecta sa femme, on part en août. Dis oui. J’ai posé mes congés. Et ma sœur est d’accord pour nous prêter son camping-car.
— Mais enfin, s’emporta Steven, vous êtes fous ! Un parc où pullulent de dangereux grizzlys ! As-tu lu les statistiques : rien que l’année passée, il y a eu des dizaines de blessés dans le parc ! Et même une femme tuée par un bison ! Je ne vous parle pas des pumas, des loups et des sources d’eau bouillante.
— Tu exagères, Steve, désapprouva sa femme.
— J’exagère, moi ? Tiens, regarde !
Il sortit de sa poche un article imprimé plus tôt dans la journée et en donna lecture : « 22 personnes sont mortes depuis 1870 dans les sources de soufre de Yellowstone. Au printemps dernier, un jeune de 20 ans, faisant fi des panneaux d’avertissement, s’est jeté dans une piscine de soufre bouillante. Il est mort sur le coup et les secours, n’ayant pu ressortir son corps que le lendemain de l’accident en raison des conditions climatiques, n’ont retrouvé que ses sandales en plastique. Tout son corps avec été dissous par le soufre. Il ne restait plus rien. »
— Il faut vraiment être idiot pour se jeter dans une source de soufre ! s’éleva sa fille.
— À qui le dis-tu, ma chérie ! approuva la femme de Steven.
— Maman, on va mourir à Yellowstone ? s’inquiéta le fils cadet.
— Non, s’agaça la mère.
— Oui ! hurla Steven avant d’aller s’enfermer dans la salle de bains au prétexte de vouloir prendre une douche.
Il ouvrit le jet d’eau et s’assit sur la cuvette des toilettes, complètement dépité. Que devait-il dire à ses enfants ? Que leur papa avait dépensé toutes les économies de la famille parce qu’il était incapable de maîtriser ses pulsions ?
Il s’était retrouvé à renvoyer Stephanie Mailer, alors qu’elle était une journaliste talentueuse et prometteuse, puis à chasser ce pauvre Meta Ostrovski qui ne faisait de mal à personne et qui, de surcroît, était son chroniqueur vedette. Qui serait le prochain ? Probablement lui-même, quand on découvrirait qu’il avait une liaison avec une employée de la moitié de son âge et qu’il lui achetait des cadeaux aux frais de la Revue .
Alice était insatiable, il ne savait plus comment mettre un terme à cette spirale infernale. La quitter ? Elle menaçait de l’accuser de viol. Il voulait que tout puisse s’arrêter maintenant. Pour la première fois, il avait envie qu’Alice meure. Il trouva même que la vie était injuste : si elle était morte à la place de Stephanie, tout serait si simple.
La sonnerie de son téléphone lui annonça la réception d’un courriel. Machinalement, il regarda son écran, et soudain son visage s’illumina. Le message émanait de la mairie d’Orphea. Quelle coïncidence ! Depuis son article sur le festival, l’année précédente, il était dans la liste d’envoi de la mairie. Il ouvrit aussitôt le courriel : c’était un rappel à propos de la conférence de presse qui se tiendrait le lendemain à 11 heures à l’hôtel de ville et au cours de laquelle le maire allait « révéler le nom de la pièce exceptionnelle qui serait jouée en avant-première mondiale en ouverture du festival de théâtre ».
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