Il écrivit immédiatement un message à Alice pour lui dire qu’il l’emmenait à Orphea et qu’ils partiraient de bonne heure le lendemain matin. Il sentait son cœur battre fort dans sa poitrine. Il allait la tuer.
Il n’aurait jamais imaginé un jour être prêt à assassiner quelqu’un de sang-froid. Mais c’était un cas de force majeure. C’était la seule solution pour se débarrasser d’elle.
Ma femme Tracy et moi avons toujours eu une politique très stricte quant à l’utilisation d’Internet par nos enfants : ils pouvaient s’en servir pour s’instruire et s’éduquer, mais hors de question d’y faire tout et n’importe quoi. En particulier, interdiction de s’inscrire sur des sites de discussion. Nous avions entendu trop d’histoires sordides sur des enfants abordés par des pédophiles se faisant passer pour des mômes de leur âge.
Mais au printemps 2013, quand notre fille aînée eut 10 ans, elle exigea de pouvoir s’inscrire sur Facebook.
— Pour quoi faire ? lui demandai-je.
— Toutes mes copines sont sur Facebook !
— Ce n’est pas une raison valable. Tu sais bien que ta mère et moi n’approuvons pas ce genre de sites. Internet n’a pas été conçu pour des idioties pareilles.
À cette remarque ma fille de 10 ans me répondit :
— Le Metropolitan Museum est sur Facebook, le MoMA aussi, National Geographic, le Ballet de Saint-Pétersbourg. Tout le monde est sur Facebook, sauf moi ! On vit comme des Amish dans cette maison !
Ma femme Tracy jugea qu’elle n’avait pas tort et argua que notre fille était intellectuellement très en avance sur ses camarades et qu’il était important qu’elle puisse avoir des interactions avec les enfants de son âge si elle ne voulait pas finir totalement isolée à l’école.
J’étais réticent malgré tout. J’avais lu de nombreux articles à propos de ce que les adolescents s’infligeaient à travers les réseaux sociaux : agressions écrites et visuelles, insultes en tous genres et images choquantes. Nous eûmes un conseil de famille avec ma femme et ma fille pour débattre de la question et je leur donnai lecture d’un article du New York Times concernant un drame récent survenu dans un lycée de Manhattan où une élève s’était suicidée après avoir été victime d’une campagne de harcèlement sur Facebook.
— Étiez-vous au courant de cette histoire ? Cela s’est passé la semaine dernière, ici, à New York : « Violemment insultée et menacée sur Facebook où l’on avait divulgué, à son insu, un message dans lequel elle révélait son homosexualité, la jeune femme de 18 ans, en dernière année du très prestigieux lycée privée de Hayfair, s’est donné la mort chez elle. » Vous vous rendez compte !
— Papa, je veux juste pouvoir interagir avec mes copines, me dit ma fille.
— Elle a 10 ans et elle utilise le mot interagir , souligna Tracy. Je crois qu’elle est suffisamment mûre pour avoir un compte Facebook.
Je finis par céder à une condition, qui fut acceptée : ouvrir moi aussi un compte Facebook afin de pouvoir suivre les activités de notre fille et m’assurer qu’elle n’était pas victime de harcèlement.
Je dois avouer ici que je n’ai jamais été très doué avec les nouvelles technologies. Peu après la création de mon compte Facebook, ayant besoin d’aide pour sa configuration, j’en parlai avec Stephanie Mailer alors que nous buvions un café à la salle de repos de la rédaction de la Revue . « Vous vous êtes inscrit sur Facebook, Steven ? » s’amusa Stephanie, avant de me donner un rapide cours sur les paramètres de compte et leur utilité.
Plus tard, le même jour, Alice, en entrant dans mon bureau pour m’apporter du courrier, me dit :
— Vous devriez mettre une photo de profil.
— Une photo de mon profil ? Où ça ?
Elle rit :
— Sur votre profil Facebook. Vous devriez mettre une photo de vous. Je vous ai ajouté comme ami.
— Nous sommes connectés sur Facebook ?
— Si vous acceptez ma demande d’amitié, oui.
Je le fis aussitôt. Je trouvai la démarche amusante. Quand elle fut partie, je parcourus sa page Facebook, je regardai ses photos et je dois avouer que cela fut amusant. Je ne connaissais pas Alice autrement que comme la fille qui m’apportait le courrier. Je découvrais à présent sa famille, ses lieux de prédilection, ses goûts de lecture. Je découvrais sa vie. Stephanie m’avait montré comment envoyer des messages et je décidai d’en envoyer un à Alice :
Vous étiez en vacances au Mexique ?
Elle me répondit :
Oui, l’hiver passé.
Je lui dis :
Les photos sont chouettes.
Elle me répondit encore :
Merci.
Ce fut le début d’échanges intellectuellement navrants mais je dois dire addictifs. Des conversations totalement futiles mais qui m’amusaient.
Le soir, alors que d’ordinaire je lisais ou regardais un film avec ma femme, je me mis à avoir des conversations idiotes sur Facebook avec Alice :
MOI : J’ai vu que tu as mis une photo d’un exemplaire du Comte de Monte-Cristo. Tu aimes la littérature française ?
ALICE : J’adore la littérature française. J’ai pris des cours de français à l’université.
MOI : Vraiment ?
ALICE : Oui. Je rêve de devenir écrivain. Et de m’installer à Paris.
MOI : Tu écris ?
ALICE : Oui, je suis en train d’écrire un roman.
MOI : J’adorerais le lire.
ALICE : Peut-être quand je l’aurai terminé. Vous êtes encore au bureau ?
MOI : Non, chez moi. Je viens de terminer de dîner.
Ma femme, qui lisait dans le canapé, s’interrompit pour me demander ce que je faisais.
— Je dois terminer un article, lui répondis-je.
Elle se replongea dans son livre et moi dans mon écran :
ALICE : Vous avez mangé quoi ?
MOI : De la pizza. Et toi ?
ALICE : Je vais aller dîner maintenant.
MOI : Où ça ?
ALICE : Je ne sais pas encore. Je sors avec des amies.
MOI : Alors, bonne soirée.
L’échange s’arrêta ici, elle était probablement sortie. Mais quelques heures plus tard, alors que je m’apprêtais à aller me coucher, j’eus la curiosité d’un dernier tour sur Facebook et je vis qu’elle m’avait répondu :
ALICE : Merci.
J’avais envie de relancer la conversation.
MOI : Ta soirée était bien ?
ALICE : Bof, ennuyeuse. J’espère que vous passez une bonne soirée.
MOI : Pourquoi ennuyeuse ?
ALICE : Je m’ennuie un peu avec les gens de mon âge. Je préfère être avec des gens plus mûrs.
Ma femme m’appela depuis la chambre.
— Steve, tu viens te coucher ?
— J’arrive.
Mais je me laissai prendre dans la discussion, et je restai en ligne avec Alice jusqu’à 3 heures du matin.
Quelques jours plus tard, alors que je me rendais avec ma femme au vernissage d’une exposition de peinture, je tombai nez à nez avec Alice au buffet. Elle portait une robe courte et des talons : elle était magnifique.
— Alice ? m’étonnai-je. Je ne savais pas que tu venais.
— Moi, je savais que vous veniez.
— Comment ?
— Vous avez reçu l’invitation à cette soirée sur Facebook et vous avez répondu que vous viendriez.
— Et tu peux voir ça sur Facebook ?
— Oui, on voit tout sur Facebook.
Je souris, amusé.
— Qu’est-ce que tu bois ? lui demandai-je.
— Un martini.
Je passai commande pour elle, puis je demandai deux verres de vin.
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