À voir le regard que me lança le maire Brown lorsque nous pénétrâmes dans son bureau, je compris qu’Anna avait raison.
— J’ai été informé de ce que vous avez fait à ce pauvre Kirk Harvey, capitaine Rosenberg. C’est indigne de votre fonction.
— Ce type voulait tous nous mener en bateau, il n’a pas la première information valable concernant l’enquête de 1994.
— Vous le savez parce qu’il n’a pas parlé sous la torture ? ironisa le maire.
— Monsieur le maire, j’ai perdu mes nerfs et je le regrette, mais…
Le maire Brown ne me laissa pas terminer.
— Vous me révulsez, Rosenberg. Et vous êtes prévenu. Si vous ne touchez ne serait-ce qu’un cheveu de cet homme, je vous détruirai.
À cet instant, l’assistante de Brown, par l’interphone, annonça l’entrée imminente de Kirk Harvey.
— Vous l’avez fait venir quand même ? m’étonnai-je, stupéfait.
— Sa pièce est extraordinaire, se justifia le maire.
— Mais c’est une arnaque ! m’écriai-je.
La porte du bureau s’ouvrit soudain et Kirk Harvey apparut. Aussitôt qu’il me vit, il se mit à hurler :
— Cet homme n’a pas le droit d’être ici en ma présence ! Il m’a tabassé sans raison !
— Kirk, tu n’as rien à craindre de cet homme, lui assura le maire Brown. Tu es sous ma protection. Le capitaine Rosenberg et ses collègues s’en allaient justement.
Le maire nous pria de partir et nous obéîmes, pour ne pas envenimer la situation.
Juste après notre départ, Meta Ostrovski arriva à son tour dans le bureau du maire. Pénétrant dans la pièce, il toisa Harvey un instant avant de se présenter :
— Meta Ostrovski, critique le plus craint et le plus célèbre de ce pays.
— Oh, mais je te connais, toi ! le fusilla Kirk du regard. Poison ! Batracien ! Tu m’as rabaissé plus bas que terre il y a vingt ans.
— Ah, je n’oublierai jamais la nullité de ta pièce scélérate qui nous a cassé les oreilles tous les soirs du festival après Oncle Vania ! Ton spectacle était si affreux que les rares spectateurs en ont perdu la vue !
— Avale ta langue, je viens d’écrire la plus grande pièce de théâtre de ces cent dernières années !
— Comment oses-tu t’auto-congratuler ? s’éleva Ostrovski. Seul un Critique peut décider du bon et du mauvais. J’ai seul qualité pour décider de ce que vaut ta pièce. Et mon jugement sera implacable !
— Et vous allez dire que c’est une pièce extraordinaire ! explosa le maire Brown, rouge de colère, en s’interposant entre les deux. Dois-je vous rappeler notre accord, Ostrovski ?
— Vous m’aviez parlé d’une pièce prodigieuse, Alan ! protesta Ostrovski. Pas de la dernière horreur signée Kirk Harvey !
— Qui t’a invité, ramassis de bile gastrique ? se rebiffa Harvey.
— Comment oses-tu me parler ? s’offusqua Ostrovski, portant ses mains à sa bouche. Je peux ruiner ta carrière d’un claquement de doigts !
— Vous allez bientôt arrêter vos conneries, tous les deux ! hurla Brown. Est-ce le spectacle que vous allez offrir aux journalistes ?
Le maire avait crié tellement fort que les murs avaient tremblé. Un silence de mort régna soudain. Ostrovski comme Harvey prirent un air penaud et regardèrent leurs chaussures. Le maire rajusta le col de sa veste et, d’un ton qu’il s’efforça de vouloir apaisé, il demanda à Kirk :
— Où est le reste de la troupe ?
— Il n’y a pas encore d’acteurs, répondit Harvey.
— Comment ça, pas encore d’acteurs ?
— Je vais faire le casting ici, à Orphea, lui expliqua Harvey.
Brown écarquilla les yeux, atterré :
— Comment ça, faire le casting ici ? La première de la pièce est dans quinze jours !
— Ne t’en fais pas, Alan, le rassura Harvey. Je vais tout préparer durant le week-end. Auditions lundi, première répétition jeudi.
— Jeudi ? s’étrangla Brown. Mais cela ne te laissera que neuf jours pour monter la pièce qui doit être le fleuron de ce festival ?
— C’est plus qu’assez. J’ai répété la pièce pendant vingt ans. Fais-moi confiance, Alan, cette pièce va faire tellement de bruit qu’on parlera de ton festival merdique aux quatre coins du pays.
— Ma parole, les années t’ont rendu complètement tapé, Kirk ! hurla Brown, hors de lui. J’annule tout ! Je peux supporter l’échec, mais pas l’humiliation.
Ostrovski se mit à ricaner et Harvey sortit de sa poche une feuille de papier froissée qu’il déplia et agita sous les yeux du maire :
— Tu as signé une promesse, fils d’une effeuilleuse ! Tu es tenu de me laisser jouer !
À cet instant, une employée de la mairie ouvrit la porte de l’intérieur :
— Monsieur le maire, la salle de presse est pleine de journalistes qui commencent à s’impatienter. Ils réclament tous la grande annonce.
Brown soupira : il ne pouvait plus reculer.
* * *
Steven Bergdorf entra dans l’hôtel de ville et s’annonça à l’accueil pour qu’on le conduise à la salle de presse. Il s’appliqua à donner son nom à l’employée, demanda s’il fallait signer un registre, s’assura que le bâtiment était équipé de caméras de sécurité qui le filmaient : cette conférence de presse serait son alibi. C’était le grand jour : il allait tuer Alice.
Ce matin-là, il était parti de chez lui comme s’il allait au travail. Il avait simplement mentionné à sa femme qu’il prenait la voiture pour se rendre à une conférence de presse en banlieue. Il était passé prendre Alice chez elle : quand il avait mis sa valise dans le coffre, elle n’avait pas remarqué qu’il n’avait pas de bagages. Elle s’était vite assoupie, et elle avait finalement dormi pendant tout le trajet, blottie contre lui. Et rapidement, les pensées meurtrières de Steven s’étaient estompées. Il l’avait trouvée tellement attendrissante dans son sommeil : comment avait-il pu même songer à la tuer ? Il finit par rire de lui-même : il ne savait même pas comment tuer quelqu’un ! À mesure qu’il avalait des kilomètres, son humeur changea : il était content d’être là, avec elle. Il l’aimait, même si ça ne marchait plus entre eux. Profitant de la route pour cogiter, il avait finalement décidé de rompre aujourd’hui même. Ils iraient se promener sur la marina, il lui expliquerait qu’ils ne pouvaient plus continuer ainsi, qu’ils devaient se séparer, et elle comprendrait. Et puis, s’il sentait, lui, que ce n’était plus comme avant entre eux, Alice le ressentait aussi forcément. Ils étaient adultes. Ce serait une séparation en bons termes. Ils retourneraient à New York en fin de journée et tout serait rentré dans l’ordre. Ah, comme il lui tardait d’être ce soir ! Il avait besoin de retrouver le calme et la stabilité de sa vie de famille. Il n’avait qu’une hâte : retrouver les vacances dans le pavillon du lac Champlain et que sa femme s’occupe des dépenses comme elle l’avait toujours fait avec tant de diligence.
Alice s’était réveillée au moment où ils arrivaient à Orphea.
— Bien dormi ? lui avait demandé gentiment Steven.
— Pas assez, je suis crevée. Je me réjouis de faire une sieste à l’hôtel. Leurs lits sont tellement confortables. J’espère qu’on aura la même chambre que l’année passée. C’était la 312. Tu leur demanderas, hein, Stevie ?
— L’hôtel ? s’était étranglé Steven.
— Bah oui ! J’espère qu’on descend au Palace du Lac. Oh, Stevie, pitié, ne me dis pas que tu as fait le vilain radin et que tu as pris un motel de plouc ! Je ne pourrais pas supporter l’idée d’un vulgaire motel.
Steven, l’estomac noué, s’était rangé sur le bas-côté et avait coupé le moteur.
Читать дальше