— Alice, avait-il dit d’un ton déterminé, il faut qu’on parle.
— Qu’est-ce qui t’arrive, Stevie chou ? Tu es tout pâle.
Il prit une grande respiration et se lança :
— Je n’ai pas prévu de passer le week-end avec toi. Je veux rompre.
Il se sentit aussitôt beaucoup mieux de lui avoir tout avoué. Elle le regarda d’un air surpris, puis éclata de rire.
— Oh Stevie, je t’ai presque cru ! Mon Dieu, tu m’as fait peur l’espace d’un instant.
— Je ne plaisante pas, Alice, lui asséna Steven. Je n’ai même pas pris de bagages avec moi. Je suis venu ici pour rompre avec toi.
Alice se retourna sur son siège et remarqua qu’il n’y avait effectivement que sa valise dans le coffre.
— Steven, qu’est-ce qui te prend ? Et pourquoi m’avoir dit que tu m’emmenais en week-end si c’est pour rompre ?
— Parce que, hier soir, je croyais t’emmener en week-end. Mais finalement j’ai compris qu’il fallait arrêter cette relation. C’est devenu toxique.
— Toxique ? Mais de quoi tu parles, Stevie ?
— Alice, tout ce qui t’intéresse, ce sont ton livre et les cadeaux que je te fais. On fait à peine l’amour. Alice, tu as assez profité de moi.
— Alors quoi, il n’y a que le cul qui t’intéresse, Steven ?
— Alice, ma décision est prise. Ça ne sert à rien d’ergoter. D’ailleurs je n’aurais jamais dû venir jusqu’ici. Rentrons à New York.
Il redémarra et amorça un début de manœuvre pour faire demi-tour.
— L’adresse e-mail de ta femme, c’est bien tracy.bergdorf@lightmail.com? avait alors demandé Alice d’un ton calme tout en se mettant à pianoter sur son téléphone portable.
— Comment as-tu eu son adresse ? s’écria Steven.
— Elle a droit de savoir ce que tu m’as fait. Tout le monde saura.
— Tu ne peux rien prouver !
— Ça sera à toi de prouver que tu n’as rien fait, Stevie. Tu sais très bien comment ça marche. J’irai voir la police, je leur montrerai tes messages sur Facebook. Comment tu m’as piégée, comment tu m’as fixé rendez-vous un jour au Plaza , où tu m’as enivrée avant d’abuser de moi dans une chambre de l’hôtel. Je leur dirai que j’étais sous ton emprise, et que je n’ai pas osé en parler jusque-là à cause de ce que tu as fait à Stephanie Mailer ?
— Ce que j’ai fait à Stephanie ?
— Comment tu as abusé d’elle, avant de la chasser quand elle a voulu rompre !
— Mais je n’ai jamais rien fait de tel !
— Prouve-le ! avait hurlé Alice d’un regard noir. Je dirai à la police que Stephanie s’était confiée à moi, qu’elle m’avait dit ce que tu lui avais fait subir, et qu’elle avait peur de toi. Est-ce que la police n’était pas dans ton bureau, mardi, Stevie ? Oh, mon Dieu, j’espère que tu n’es pas déjà sur la liste de leurs suspects ?
Steven, pétrifié, avait posé sa tête sur le volant. Il était complètement coincé. Alice lui avait tapoté sur l’épaule de façon condescendante, avant de lui murmurer à l’oreille :
— Maintenant tu vas faire demi-tour, Stevie, et tu vas m’emmener au Palace du Lac. Chambre 312, tu te souviens ? Tu vas me faire passer un week-end de rêve, comme tu me l’as promis. Et si tu es gentil, je te laisserai peut-être dormir dans le lit et pas sur la moquette.
Steven n’avait pas eu d’autre choix que d’obéir. Il s’était rendu au Palace du Lac. Complètement à sec, il avait donné la carte de crédit de la Revue comme garantie pour son séjour. La chambre 312 était une suite, facturée 900 dollars par nuit. Alice avait envie de faire une sieste, et il l’avait laissée au Palace pour se rendre à la conférence de presse du maire à l’hôtel de ville. Sa présence là-bas pourrait déjà justifier l’utilisation de la carte de crédit de la Revue , si la comptabilité lui posait des questions. Et surtout, la police, si elle venait l’interroger une fois qu’on aurait retrouvé le corps d’Alice. Il dirait qu’il était là pour la conférence de presse — ce que tout le monde pourrait confirmer — et qu’il ignorait qu’Alice s’y trouvait aussi. Traversant les couloirs de la mairie jusqu’à la salle de presse, il essayait de trouver un bon moyen de la tuer. Pour l’instant il songeait à de la mort-aux-rats dans sa nourriture. Mais cela impliquait qu’on ne l’ait pas vu en public avec Alice, or ils étaient arrivés ensemble au Palace. Il comprit que son alibi était déjà tombé à l’eau : les employés du Palace les avaient vus arriver ensemble.
Un employé municipal lui fit un signe, l’arrachant à ses réflexions, et le fit entrer dans une salle bondée, dans laquelle des journalistes écoutaient attentivement le maire Brown terminer son introduction :
« Et c’est la raison pour laquelle je suis très heureux de vous annoncer que c’est La Nuit noire , la toute nouvelle création du metteur en scène Kirk Harvey, qui sera jouée en avant-première mondiale au festival d’Orphea. »
Il était assis à une longue table, face à l’auditoire. Steven remarqua, à son plus grand étonnement, que Meta Ostrovski se tenait à gauche, et à sa droite Kirk Harvey qui, la dernière fois qu’il l’avait vu, officiait en ville en qualité de chef de la police. Ce dernier prit la parole à son tour :
— Cela fait vingt ans que je prépare La Nuit noire et je suis très fier que le public puisse enfin découvrir ce bijou, qui suscite déjà l’enthousiasme le plus absolu parmi les plus importants critiques du pays, dont le légendaire Meta Ostrovski, ici présent pourra nous dire tout le bien qu’il pense de cette œuvre.
Ostrovski, songeant à ses vacances au Palace du Lac payées par les contribuables d’Orphea, sourit en opinant du chef à la foule des photographes qui le mitraillaient.
— Grande pièce, mes amis, très grande pièce, assura-t-il. D’une qualité rare. Et vous savez que je suis avare en compliments. Mais alors là, c’est quelque chose ! Le renouveau du théâtre mondial !
Steven se demanda ce qu’Ostrovski pouvait bien fiche ici. Sur l’estrade, Kirk Harvey, galvanisé par le bon accueil qu’on lui faisait, enchaîna :
— Si cette pièce est aussi exceptionnelle, dit-il, c’est parce qu’elle va être interprétée par des acteurs issus de la population de la région. J’ai refusé les plus grands acteurs de Broadway et d’Hollywood pour offrir leur chance aux habitants d’Orphea.
— Vous voulez dire des amateurs ? l’interrompit Michael Bird, présent dans l’assistance.
— Ne soyez pas grossier, s’agaça Kirk. Je veux dire : des acteurs vrais ! lui répondit Kirk.
— Une troupe amateur et un metteur en scène inconnu, le maire Brown frappe fort ! répliqua sèchement Michael Bird.
Des rires fusèrent et une rumeur envahit la salle. Le maire Brown, bien décidé à sauver les meubles, déclara alors :
— Kirk Harvey propose une performance extraordinaire.
— Les performances, ça enquiquine tout le monde, lui rétorqua une journaliste d’une station de radio locale.
— La grande annonce se transforme en grande arnaque, regretta Michael Bird. Je crois que cette pièce n’a rien de sensationnel. Le maire Brown tente par tous les moyens de sauver son festival et surtout son élection cet automne, mais personne n’est dupe !
Kirk s’écria alors :
— Si cette pièce est exceptionnelle, c’est parce qu’elle va être l’occasion de révélations fracassantes ! Toute la lumière n’a pas été faite sur le quadruple meurtre de 1994. En me laissant jouer ma pièce, le maire Brown permettra de lever le voile et de découvrir toute la vérité.
L’assemblée était désormais captivée.
Читать дальше