Tôt ou tard, Jay le savait, les puces implantées seraient du dernier chic, tout comme les objets connectés — de la montre à la voiture en passant par les lunettes, la télévision, les vêtements et même la brosse à dents… Il y aurait bien les habituels lanceurs d’alertes pour signaler que toutes ces technologies mettaient en danger la liberté de chacun, mais ils seraient ultra-minoritaires, comme toujours. Et le jour où cela arriverait, WatchCorp serait là… Jay ne put s’empêcher de sourire : la révolution numérique était en train de bâtir brique par brique le rêve millénaire de toutes les dictatures — des citoyens sans vie privée, qui renonçaient d’eux-mêmes à leur liberté…
Les muscles de ses cuisses et de ses mollets saillant comme des câbles, Grant accéléra encore, les mâchoires serrées, son corps en sueur irradiant d’énergie et de chaleur dans le halo qui montait du sol.
Le regard de Jay pivota.
Face au tapis de course se déployait une brillante muraille d’écrans. Des dizaines et des dizaines d’images de caméras de surveillance. En noir et blanc ou en couleurs. Parkings, cabines d’ascenseur, espaces publics, bureaux en open space. D’autres encore montraient des scènes beaucoup plus personnelles : une charmante jeune femme, de dos, à califourchon sur son partenaire — un membre conservateur du Congrès des États-Unis ayant cinq enfants et huit petits-enfants — au bord d’une piscine ; un journaliste défenseur des libertés individuelles fumant du shit sur son balcon de Georgetown en compagnie d’une fille mineure ; un groupe d’anarchistes complotant dans un squat de South Side, à Chicago ; un flic de Minneapolis touchant un pot-de-vin dans un parc. Toutes ces images composaient une mosaïque muette, un ballet primitif, bizarrement inhumain bien qu’il fût comme un instantané de l’humanité tout entière — réduite à l’activité d’une fourmilière. Le regard agrandi d’Augustine les reflétait. Halluciné. Il les buvait comme si son cerveau absorbait une drogue violente, sa poitrine luisante se soulevait en rythme.
« Alors ? demanda-t-il sans cesser de courir.
— Cent soixante-sept garçons âgés de quinze à dix-sept ans, répondit Jay. J’ai mis trois personnes dessus : elles vont analyser tous leurs appels entrants et sortants, leurs textos, leurs mails, leurs profils Facebook, leurs dépenses à partir de leurs cartes de crédit, leurs connexions, leurs dossiers scolaires et médicaux, leurs sauvegardes dans le cloud , leurs téléchargements, l’historique de leurs requêtes sur les moteurs de recherche, ainsi que ceux de leurs parents, de leurs potes, de leurs copines, de leurs profs, de tous ceux avec qui ils sont ou ont été en contact… Si certains se connectent au Web caché, s’ils utilisent Tor ou des logiciels de cryptage, on le saura également. S’il est là, on finira par le trouver. Mais ça va prendre du temps.
— Mets plus de personnel sur le coup. Autant qu’il en faudra.
— C’est aussi mettre plus de personnes dans le secret », fit remarquer Jay.
Augustine réfléchit, et son rythme de course s’en ressentit pendant une demi-seconde, puis il repartit de plus belle.
« On a quelqu’un là-bas ? Quelqu’un qui pourrait enquêter sur place ? Quelqu’un de sûr ? »
Jay n’hésita pas longtemps. « Oui, je crois que j’ai la personne qu’il nous faut.
— Appelle-la. (Augustine marqua une pause.) Il est là , Jay. Sur une de ces îles… C’est l’un d’entre eux, l’un des cent soixante-sept… »
Il s’arrêta de courir et se saisit de la serviette pour s’essuyer.
« Trouvez-le. Trouvez mon fils, Jay. »
Je suis resté éveillé toute la nuit jusqu’à ce que j’entende les premiers bruits dans la maison, le lendemain. Assis dans mon lit, le dos calé contre les oreillers, j’ai hésité à me lever. Liv et France s’activaient en bas, dans la cuisine. D’ordinaire, elles m’auraient déjà appelé en me disant que j’allais être en retard.
Je regardais le réveil sur la table de nuit quand un klaxon a retenti dehors, puis des voix familières se sont élevées, à quoi a répondu celle de Liv. J’ai souri faiblement et je me suis senti soulagé : Charlie, Johnny et Kayla étaient venus me chercher. C’était la première fois qu’ils faisaient ça. On s’était toujours retrouvés sur le parking.
« Henry ! » a lancé Liv.
J’ai descendu les marches avec l’impression de flotter. Nouvelles accolades silencieuses. Liv m’a scruté intensément ; France m’a couvé des yeux d’un air doux et maternel.
« Je dois prendre ma douche, les gars.
— Magne, a dit Charlie. Sinon, on va louper le ferry. On aura déjà de la chance si on peut monter à bord.
— Du pain perdu en attendant, Charlie ? a demandé Liv.
— Oh, ça oui, m’dame », a-t-il répondu avec un enthousiasme qui sonnait faux — sa voix creuse, caverneuse.
Tandis que je remontais, je les ai entendus prononcer le nom de Naomi à voix basse et puis converser doucement, gravement, avec effusion…
Une surprise nous attendait sur le port : l’île était envahie par les flics, les journalistes et les équipes de télévision. Tout ce beau monde se baladait par petits groupes comme si la ville leur appartenait, des gobelets de café et des canettes de Coca à la main, passant d’un trottoir à l’autre sans se préoccuper des feux, des passages piétons, de la circulation. Ils entraient et sortaient des bars et des boutiques pareils à des touristes en goguette. J’ai compté au moins quatre uniformes différents parmi les forces de police. Des types barbus avec des caméras Sony sur l’épaule filmaient tout ce qui présentait un quelconque intérêt et même ce qui n’en présentait pas, et une demi-douzaine de cars de régie surmontés d’antennes paraboliques étaient garés n’importe comment sur le parking des ferries. Visiblement, un seul meurtre comme il y en a plusieurs dizaines chaque année rien qu’à Seattle, mais commis celui-là sur une petite île pittoresque et tranquille, était du pain bénit pour les médias. Je voyais d’ici les gros titres : « L’île sanglante », « Murder Island », « Peur sur l’archipel », etc.
« Jésus, a dit Charlie. T’as vu la meuf avec le micro et les gros nibards ? »
Il parlait d’une des commentatrices qui avait été choisie de toute évidence autant pour sa plastique que pour sa diction. C’est autre chose qui a attiré mon attention : dans le port, des flics de la patrouille d’État passaient d’un ponton et d’un bateau de pêche à l’autre — ceux-ci bien moins nombreux que les bateaux de plaisance dans la marina. Puis le ferry a quitté la baie sous les objectifs d’une dizaine de caméras et d’au moins trois fois plus d’appareils photo. Certains passagers comme M. Bojarski — qui était embaumeur au Melville Funeral Home de Mount Vernon — étaient sortis sur le pont, ce qu’ils ne faisaient jamais d’ordinaire, dans l’espoir sans doute de passer au JT. Nous l’aurions peut-être fait nous-mêmes en d’autres circonstances.
« Bordel à cul, a réitéré Charlie quinze minutes plus tard. Le monde est vraiment rempli d’enculés. »
Johnny et lui étaient penchés sur sa tablette numérique et j’ai demandé à voir. Ils l’ont poussée vers moi à contrecœur. La page Facebook. Elle comptait de plus en plus de monde. Et il y avait quelque chose de nouveau dessus. Un sondage… Il s’intitulait : Qui a tué Naomi ? Chacun pouvait voter.
Avec 48 % des voix, « Henry » arrivait largement en tête.
Suivi de « la mère de Naomi » : 22 %.
« Un tueur en série qui passait par là » : 17 %.
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