Il se redressa.
— Il faut dire que l’essentiel de notre « clientèle » est composé d’abuseurs sexuels. Nous avons au total quatre-vingt-huit lits : cinquante-trois dans le secteur C, vingt-huit dans le B plus les sept pensionnaires de l’unité A.
Servaz s’appuya contre la cloison. Il transpirait et il était parcouru de frissons. Sa gorge le brûlait. Mais c’était surtout la vision de cet homme placé dans une situation à la fois surréaliste et humiliante, cet homme dont on réveillait artificieusement les fantasmes déviants pour mieux les mesurer, qui le mettait physiquement mal à l’aise.
— Parmi eux, combien de meurtriers ? demanda-t-il d’une voix mal assurée.
Xavier le dévisagea intensément.
— Trente-cinq. La totalité des patients des secteurs B et A le sont.
Diane les regarda traverser le grand hall et emprunter le couloir en direction de l’escalier de service. Trois hommes et une femme. Xavier leur parlait mais il avait l’air tendu, sur la défensive. L’homme et la femme qui l’encadraient le bombardaient de questions. Elle attendit qu’ils se fussent éloignés puis elle s’approcha des portes vitrées. Un 4x4 était garé sur la neige, à une dizaine de mètres de là.
Le mot « gendarmerie » était inscrit sur ses portières.
Diane se souvint de la conversation qu’elle avait eue avec Alex au sujet de ce pharmacien assassiné : apparemment, la police avait elle aussi fait le rapprochement avec l’Institut.
Puis une autre pensée la frappa : la bouche d’aération dans son bureau, la conversation surprise entre Lisa et Xavier. Et cette bizarre histoire de cheval… Déjà, à cette occasion, Lisa Ferney avait évoqué l’éventualité d’une visite de la police. Se pouvait-il qu’il y eût un rapport entre les deux ? La police devait probablement se poser la même question. Puis sa pensée revint vers la bouche d’aération…
Elle se détourna des portes vitrées et traversa le hall au pas de charge.
— Vous avez quelque chose contre le rhume ?
De nouveau, le psychiatre lorgna Servaz, puis il ouvrit un tiroir de son bureau.
— Bien sûr. (Xavier lui tendit un tube de couleur jaune.) Tenez, prenez ça : paracétamol plus éphédrine. C’est assez efficace, en général. Vous êtes vraiment très pâle. Vous ne voulez pas que j’appelle un médecin ?
— Merci, ça ira.
Xavier se dirigea vers un petit frigo dans un coin de la pièce et il revint avec une bouteille d’eau minérale et un verre. Le bureau de Xavier était meublé sans prétention, avec des classeurs métalliques, un frigo-bar, une table vide à l’exception d’un téléphone, d’un ordinateur et d’une lampe, une petite bibliothèque aux rayonnages chargés d’ouvrages professionnels et quelques plantes en pot, sur le rebord de la fenêtre.
— N’en prenez qu’un à la fois. Quatre par jour maximum. Vous pouvez garder le tube.
— Merci.
Pendant un instant, Servaz s’absorba dans la contemplation du comprimé en train de se dissoudre. Une migraine lui fouaillait le crâne derrière les yeux. L’eau froide fit du bien à sa gorge. Il était en nage ; sous sa veste, sa chemise collait à son dos. Il avait sûrement de la fièvre. Il avait aussi froid — mais c’était un froid intérieur : le voyant de la climatisation près de la porte indiquait 23 °C. Il revit l’image sur l’écran de l’ordinateur : le violeur à son tour violé par des machines, des sondes, des instruments électroniques — et, de nouveau, la bile lui monta dans la gorge.
— Nous allons devoir visiter l’unité A, dit-il après avoir reposé le verre.
Sa voix s’était voulue ferme mais le feu dans sa gorge l’avait réduite à un filet éraillé. De l’autre côté du bureau, le regard pétillant d’humour se ternit brusquement. Servaz eut la vision d’un nuage passant devant le soleil et transformant un paysage jusque-là printanier en quelque chose de bien plus sinistre.
— Est-ce que c’est vraiment nécessaire ?
Le regard du psychiatre chercha discrètement le soutien du juge assis à la gauche des deux enquêteurs.
— Oui, réagit aussitôt Confiant en se tournant vers eux, est-ce que nous avons vraiment besoin de… ?
— Je crois que ça l’est, le coupa Servaz. Je vais vous confier quelque chose qui doit rester entre nous, dit-il en se penchant vers Xavier. Mais peut-être… le savez-vous déjà…
Il avait tourné son regard vers le jeune juge. Pendant un court instant, les deux hommes se jaugèrent en silence. Le regard de Servaz glissa ensuite de Confiant à Ziegler et il lut clairement le message muet qu’elle lui adressait : tout doux…
— De quoi parlez-vous ? demanda Xavier.
Servaz s’éclaircit la voix. Le médicament ne ferait pas effet avant plusieurs minutes. Ses tempes étaient prises dans un étau.
— Nous avons trouvé l’ADN d’un de vos pensionnaires… là où le cheval de M. Lombard a été tué : au sommet du téléphérique… L’ADN de… Julian Hirtmann…
Xavier ouvrit de grands yeux.
— Grand Dieu ! c’est impossible !
— Vous comprenez ce que cela signifie ?
Le psy regarda Confiant d’un air égaré puis baissa la tête. Sa stupeur n’était pas feinte. Il ne savait pas.
— Cela veut dire, poursuivit Servaz implacablement, que de deux choses l’une : soit Hirtmann lui-même était là-haut cette nuit-là, soit quelqu’un qui peut l’approcher d’assez près pour obtenir sa salive s’y trouvait… Cela veut dire que, Hirtmann ou pas, quelqu’un dans votre établissement est mêlé à cette affaire, docteur Xavier.
— Mon Dieu, c’est un cauchemar, laissa tomber Xavier.
Le petit psychiatre tournait vers eux un regard aux abois.
— Mon prédécesseur, le Dr Wargnier, s’est battu pour ouvrir cet endroit. Il n’a pas manqué d’oppositions à ce projet, vous vous en doutez. Elles sont toujours là, prêtes à ressurgir. Des gens qui pensent que ces criminels devraient être en prison. Qui n’ont jamais accepté leur présence dans cette vallée. Si cela vient à se savoir, c’est l’existence même de l’Institut qui sera menacée.
Xavier ôta ses extravagantes lunettes rouges. Il sortit un chiffon de sa poche et se mit à en essuyer rageusement les verres.
— Les gens qui échouent ici n’ont plus d’autre endroit où aller. Nous sommes leur dernier refuge : après nous, il n’y a rien. Ni les hôpitaux psychiatriques classiques, ni la prison ne peuvent les accueillir. Il n’y a que cinq unités pour malades difficiles en France — et l’Institut est la seule de son espèce. Nous recevons des dizaines de demandes d’admission chaque année. Il s’agit soit d’auteurs de crimes atroces jugés irresponsables, soit de détenus atteints de troubles de la personnalité tels que la prison ne peut plus les accueillir, soit de psychotiques d’une dangerosité telle qu’elle est incompatible avec leur maintien dans une unité de soins classique. Même les autres UMD nous en envoient. Où iront ces gens si nous fermons nos portes ?
Les cercles sur les verres de ses lunettes se firent de plus en plus rapides.
— Je vous l’ai dit : cela fait trente ans qu’au nom de l’idéologie, de la rentabilité et des priorités budgétaires, on sinistre la psychiatrie dans ce pays. Cet établissement coûte cher à la collectivité. Bien sûr, à la différence des autres UMD, c’est une expérience menée à un niveau européen et financée en partie par la Communauté. Mais en partie seulement. Et, à Bruxelles aussi, il y a pas mal de gens qui voient cette expérience d’un mauvais œil.
— Nous n’avons pas l’intention d’ébruiter cette information, précisa Servaz.
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