Éric Lombard s’assombrit d’un coup. Il n’a jamais pardonné à son père . Servaz réalisa en frissonnant qu’il existait une étroite parenté entre Lombard et lui : pour l’un comme pour l’autre, les souvenirs familiaux constituaient un millefeuille de joies et de souffrance, d’instants solaires et d’horreur. Du coin de l’œil, il surveillait Ziegler. Elle parlait toujours dans son téléphone, à l’autre bout de la pièce, dos tourné aux deux hommes.
Elle se retourna brusquement et son regard croisa celui de Servaz.
Il fut aussitôt en alerte : quelque chose venait d’être dit au téléphone qui l’avait bouleversée.
— Toutes ces choses sur vos parents, qui vous les a apprises ?
Lombard eut un rire sans joie.
— J’ai engagé un journaliste, il y a quelques années, pour fouiner dans l’histoire familiale. (Il hésita un court instant.) Depuis longtemps, je voulais en savoir plus sur mon père et ma mère, j’étais bien placé pour savoir qu’ils ne formaient pas un couple harmonieux, c’est le moins qu’on puisse dire. Mais je ne m’attendais pas à un tel déballage. Ensuite, j’ai acheté le silence de ce journaliste. Cher. Mais ça en valait la peine.
— Et depuis, aucun autre journaliste n’est venu mettre son nez là-dedans ?
Lombard fixa Servaz. Il était redevenu l’homme d’affaires intraitable.
— Si. Bien sûr. Je les ai tous achetés. Un par un. J’ai dépensé des fortunes… Mais, au-delà d’une certaine somme, tout le monde est à vendre…
Il fixa Servaz et le flic comprit le message : même vous. Servaz sentit la colère le gagner. Une telle arrogance l’exaspérait. Mais, en même temps, il sut que l’homme qui lui faisait face avait raison. Peut-être aurait-il eu la force de refuser pour lui-même, au nom du code éthique qu’il avait adopté à son entrée dans la police. Mais, à supposer qu’il eût été journaliste et que l’homme en face de lui eût proposé pour sa fille les meilleures écoles, les meilleurs professeurs, les meilleures universités et, plus tard, une place assurée dans le métier dont elle rêvait : aurait-il eu le courage de refuser un tel avenir à Margot ? D’une certaine façon, Lombard avait raison : au-delà de certaines limites, tout le monde était à vendre. Le père avait acheté sa femme ; le fils achetait des journalistes — et sans doute aussi des hommes politiques : Éric Lombard était plus proche de son père qu’il ne le croyait.
Servaz n’avait plus de questions.
Il reposa sa tasse vide. Ziegler les rejoignit. Il l’observa à la dérobée. Elle était tendue et inquiète.
— Bien, à présent, dit Lombard froidement, j’aimerais savoir si vous avez une piste.
La sympathie que Servaz avait ressentie un instant disparut d’un coup ; ce type leur parlait à nouveau comme s’ils étaient ses larbins.
— Désolé, s’empressa-t-il de répondre avec un sourire de contrôleur fiscal. À ce stade, nous préférons éviter de commenter l’enquête avec toute personne impliquée dans celle-ci.
Lombard le dévisagea longuement. Servaz le vit distinctement hésiter entre deux options à nouveau la menace ou une retraite provisoire. Il choisit la seconde.
— Je comprends. De toute façon, je sais à qui m’adresser pour obtenir cette information. Merci d’être venus et d’avoir pris sur votre temps.
Il se leva. L’entretien était terminé. Il n’y avait rien à ajouter.
Ils refirent le chemin en sens inverse. Autour d’eux, les ténèbres gagnaient l’enfilade des salons. Dehors, le vent avait forci, il faisait gronder et bouger les arbres. Servaz se demanda s’il allait reneiger. Il regarda sa montre. 16 heures passées de quarante minutes. Le soleil déclinait ; les longues ombres des animaux en topiaire s’étiraient sur le sol. Il jeta un coup d’œil derrière lui, vers la façade du château, et découvrit Éric Lombard à l’une des nombreuses fenêtres de l’étage qui les observait, immobile. Il y avait deux hommes autour de lui, dont le dénommé Otto. Servaz repensa à son hypothèse : les enquêteurs faisant eux-mêmes l’objet d’une enquête. Dans le rectangle sombre de la fenêtre, Lombard et ses hommes de main ressemblaient à des reflets dans une glace. Tout aussi étranges, silencieux et inquiétants. Dès qu’ils furent remontés en voiture, il se tourna vers Ziegler.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Rosny-sous-Bois vient d’appeler. Ils ont terminé leurs analyses ADN.
Il la regarda, incrédule. Les prélèvements avaient été effectués à peine quarante-huit heures plus tôt. Aucune analyse ADN n’était réalisée en si peu de temps : les labos étaient débordés ! Quelqu’un de très haut placé avait dû mettre le dossier tout en haut de la pile.
— La plupart des traces d’adn trouvées dans la cabine — cheveux, salive, poils, ongles — correspondent bien aux ouvriers ou à des employés de la centrale. Mais ils ont aussi trouvé une trace de salive sur une vitre. Une trace appartenant à quelqu’un d’étranger à la centrale, quelqu’un qui est cependant fiché dans le FNAEG. Quelqu’un qui n’aurait jamais dû se trouver là…
Servaz se raidit. Le FNAEG était le fichier national des empreintes génétiques. Un fichier sujet à controverse : y était non seulement consigné l’ADN des violeurs, des meurtriers et des pédophiles, mais aussi celui de personnes ayant commis toutes sortes de délits mineurs allant du vol à l’étalage à la détention de quelques grammes de cannabis. Résultat : l’année précédente, le nombre de profils présents dans la base s’était élevé à 470 492. Le fichier avait beau être le plus juridiquement contrôlé de France, cette dérive préoccupait à juste titre avocats et magistrats. En même temps, cette tendance du fichier à s’étendre au-delà de ses limites naturelles avait déjà permis quelques beaux coups de filet, car la délinquance débordait souvent des cases dans lesquelles on voulait la ranger : un « pointeur » — le terme désignant un violeur dans l’argot des prisons — pouvait aussi être un monte-en-l’air ou un braqueur. Et des traces ADN retrouvées dans des cambriolages avaient déjà conduit à l’arrestation d’abuseurs sexuels en série.
— Qui ? demanda-t-il.
Ziegler lui lança un regard dérouté.
— Julian Hirtmann, ça vous dit quelque chose ?
Quelques flocons descendaient à nouveau dans l’air froid. Le vent de la folie avait fait irruption dans l’habitacle. Impossible ! lui cria son cerveau.
Servaz se souvenait d’avoir lu plusieurs articles dans La Dépêche du Midi à l’occasion du transfert du célèbre tueur en série suisse dans les Pyrénées. Des articles qui s’attardaient sur les mesures de sécurité exceptionnelles entourant ce transfert. Comment Hirtmann avait-il pu parvenir à quitter l’enceinte de l’Institut, commettre cet acte démentiel et réintégrer sa cellule ensuite ?
— C’est impossible, souffla Ziegler, faisant écho à ses propres pensées.
Il la fixait, toujours aussi incrédule. Puis il observa les flocons, à travers le pare-brise.
— Credo quia absurdum , dit-il finalement.
— Encore du latin, constata-t-elle. Qui veut dire ?
— « Je le crois parce que c’est absurde. »
Diane était assise à son bureau depuis une heure quand sa porte s’ouvrit brusquement et se referma. Elle leva les yeux en se demandant qui pouvait bien entrer ainsi sans frapper et s’attendit à voir Xavier ou Lisa Ferney devant elle.
Personne.
Son regard s’attarda sur la porte fermée, perplexe. Des pas résonnèrent dans la pièce… Mais la pièce était vide … La lumière provenant de la fenêtre en verre dépoli avait une teinte bleu-gris et elle n’éclairait qu’un papier peint fané et un classeur métallique. Les pas s’arrêtèrent, on tira une chaise. D’autres pas — des talons de femme, cette fois — s’arrêtèrent à leur tour.
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