Après un dernier coup d'œil par la fenêtre, Hoyt a regagné son fauteuil. Il a reposé l'arme et de nouveau contemplé son verre. Silencieux, j'attendais.
— C'est Griffin Scope qui avait engagé ces deux hommes. Ils étaient censés interroger Elizabeth, puis la tuer. Ken et moi avons eu vent du projet, et nous sommes allés au lac pour les court-circuiter.
Il a levé la main comme pour couper court aux questions, bien que je n'aie même pas osé ouvrir la bouche.
— Le pourquoi du comment importe peu. Griffin Scope voulait la mort d'Elizabeth. Tu n'as pas besoin d'en savoir plus. Et il n'allait pas s'arrêter en route juste parce que deux de ses gars s'étaient fait descendre. Il en avait plein d'autres en réserve. C'est comme cette bête mythique: tu lui coupes la tête et il lui en pousse deux autres.
Il m'a regardé.
— On ne peut pas lutter contre ce pouvoir-là, Beck.
Il a bu une longue gorgée. Je restais coi.
— Je veux que tu te reportes huit ans en arrière et que tu te mettes à notre place.
Il s'est rapproché comme pour mieux me prendre à témoin.
— Tu as deux individus morts sur ce chemin de terre. Dépêchés par l'un des hommes les plus puissants du monde pour te tuer. Il n'aura pas le moindre scrupule à sacrifier des innocents pour arriver jusqu'à toi. Que veux-tu faire? Imagine qu'on décide d'aller à la police. Pour leur dire quoi? Quelqu'un de la trempe de Scope ne laisse pas de preuves derrière lui — et même si c'avait été le cas, il a plus de flics et de juges dans sa poche que je n'ai de cheveux sur la tête. On serait tous morts. Alors voilà, je te le demande, Beck. Tu es là. Avec deux cadavres par terre. Tu sais que ça va continuer. Tu fais quoi?
J'ai choisi de considérer sa question comme rhétorique.
— J'ai donc exposé tous ces faits à Elizabeth, comme je suis en train de te les exposer maintenant. Je lui ai dit que Scope allait nous réduire en bouillie pour la retrouver. Si elle s'enfuyait — pour se cacher, par exemple —, il nous torturerait jusqu'à ce qu'on la dénonce. Ou bien il s'en prendrait à ma femme. Ou à ta sœur. Il ferait n'importe quoi pour remettre la main sur elle.
Il s'est penché plus près.
— Tu comprends maintenant? Tu la vois, l'unique solution?
J'ai hoché la tête: tout devenait soudain limpide.
— Il fallait leur faire croire qu'elle était morte.
Il a souri, et j'en ai eu à nouveau la chair de poule.
— J'avais un peu d'argent de côté. Mon frère Ken en avait plus. On avait aussi des contacts. Elizabeth est entrée dans la clandestinité. On l'a fait sortir du pays. Elle s'est coupé les cheveux, a appris à se déguiser, mais tout ça n'était pas vraiment utile. Personne ne la recherchait. Ces huit dernières années, elle s'est baladée à travers les pays du tiers-monde, travaillant pour la Croix-Rouge, l'UNICEF, n'importe quelle organisation qui voulait bien d'elle.
J'attendais. Il y avait encore tant de choses qu'il ne m'avait pas révélées, cependant je ne bougeais pas. Je m'efforçais de digérer toutes ces informations qui me laissaient sur le carreau. Elizabeth. Elle était en vie. Elle avait été en vie ces huit dernières années. Elle avait respiré, vécu, travaillé… Tout ça était beaucoup trop complexe à intégrer, comme un de ces incompréhensibles problèmes de maths qui vous plantent l'ordinateur.
— Tu dois te poser des questions sur le cadavre à la morgue.
Prudemment, j'ai hoché la tête.
— En fait, c'a été très simple. Des filles inconnues, on en a tout le temps. On les stocke à l'institut médico-légal jusqu'à ce que quelqu'un décide de les dégager. Alors on les colle au cimetière des pauvres dans Roosevelt Island. J'ai donc attendu l'arrivante qui correspondrait à peu près au signalement. C'a été plus long que prévu. La fille devait être une fuyarde poignardée par son mac, ça, on ne le saura jamais. On ne pouvait par ailleurs laisser le meurtre d'Elizabeth inexpliqué. Il nous fallait un coupable. On a choisi KillRoy. Tout le monde savait qu'il marquait ses victimes au visage de la lettre K. On a fait pareil. Restait le problème d'identification. On a bien eu l'idée de la brûler pour la rendre méconnaissable, mais cela voulait dire empreintes dentaires et tout le bataclan. On a alors tenté notre chance. La couleur de cheveux correspondait. La carnation et l'âge étaient à peu près bons. On a abandonné le corps dans un patelin avec un petit service médico-légal. C'est nous qui avons passé le coup de fil anonyme à la police. On s'est arrangés pour arriver à la morgue en même temps que le corps. Il ne me restait plus qu'à l'identifier en versant des chaudes larmes. C'est comme ça qu'on procède avec une large majorité de victimes de meurtres. Elles sont identifiées par des membres de leur famille. Je l'ai fait, et Ken a confirmé. Qui aurait mis notre parole en doute? Pourquoi un père et un oncle auraient-ils menti?
— Vous avez pris un sacré risque, ai-je commenté.
— Avait-on réellement le choix?
— Il devait y avoir d'autres solutions.
Il s'est penché vers moi. J'ai senti son haleine. Les plis qu'il avait sous les yeux se sont affaissés.
— Une fois de plus, Beck, tu es sur ce chemin de terre avec deux cadavres… bon sang, maintenant tu es assis là avec du recul. Alors dis-moi: que fallait-il faire?
Je n'avais pas de réponse à lui donner.
— Il y avait d'autres problèmes aussi, a ajouté Hoyt en se redressant légèrement. Nous n'étions pas entièrement sûrs que les hommes de Scope allaient gober notre scénario. Heureusement pour nous, les deux truands étaient censés quitter le pays après le meurtre. On a trouvé sur eux des billets d'avion pour Buenos Aires. Tous deux étaient des vagabonds, des types instables. C'a aidé. Les hommes de Scope ont marché tout en nous gardant à l'œil — pas tant parce qu'ils la croyaient toujours en vie, mais parce qu'ils craignaient qu'elle ait pu nous laisser des documents compromettants.
— Quel genre de documents?
Il a ignoré ma question.
— Ta maison, ton téléphone, ton bureau sans doute. Ils étaient truffés de mouchards depuis huit ans. Les miens aussi.
Voilà qui expliquait les e-mails circonspects. J'ai laissé errer mon regard autour de la pièce.
— J'ai tout passé au peigne fin hier, a-t-il dit. La maison est sûre.
Comme il se taisait, j'ai hasardé:
— Pourquoi Elizabeth a-t-elle choisi de revenir aujourd'hui?
— Parce qu'elle est stupide.
Pour la première fois, j'ai entendu de la colère dans sa voix. Je lui ai laissé du temps. Il s'est calmé; les taches rouges sur son visage se sont estompées.
— Les deux corps qu'on a enterrés, a-t-il fait tout bas.
— Eh bien?
— Elizabeth suivait l'actualité sur Internet. Quand elle a lu qu'ils avaient été découverts, elle a pensé, comme moi, que les Scope pourraient soupçonner la vérité.
— Qu'elle était toujours en vie?
— Oui.
— Mais si elle était à l'étranger, il aurait fallu se lever tôt pour la retrouver.
— C'est ce que je lui ai expliqué. Elle, elle estimait que ça n'allait pas les arrêter. Qu'ils s'en prendraient à moi. Ou à sa mère. Ou à toi. De toute façon…
À nouveau, il s'est interrompu, la tête basse.
— Je ne sais pas si c'était si important que ça.
— Que voulez-vous dire?
— Parfois, j'ai l'impression qu'elle avait envie que ça arrive.
Il a joué avec son verre, faisant tinter les glaçons.
— Elle voulait être avec toi, David. À mon avis, ces cadavres n'étaient qu'un prétexte.
J'ai attendu une fois de plus. Il a encore bu. Encore regardé par la fenêtre.
— À ton tour, m'a-t-il dit soudain.
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