Dès que j'ai vu le titre, j'ai senti ma gorge se nouer.
Parfois, je le jure, j'entends réellement le crissement de pneus, même si ça s'est passé loin de la maison où j'étais en train de dormir dans mon lit. Ça fait toujours aussi mal — moins peut-être que le soir où j'ai perdu Elizabeth —, mais c'était la première fois qu'un drame faisait irruption dans ma vie, et ça, on ne s'en remet jamais complètement. Douze ans plus tard, je revois encore chaque détail de cette nuit-là, comme dans un tourbillon d'images qui se brouillent: le coup de sonnette au petit matin, les mines graves des policiers à la porte, Hoyt qui les accompagne, leurs paroles douces, circonspectes, nos dénégations, la lente prise de conscience, le visage crispé de Linda, mes larmes qui coulent à flots, ma mère qui n'accepte toujours pas, qui m'enjoint de me taire, d'arrêter de pleurer, sa raison déjà vacillante qui bascule, elle me dit de cesser de me comporter comme un bébé, assure que tout va bien, puis soudain, se rapprochant de moi, elle s'émerveille de la grosseur de mes larmes; d'aussi grosses larmes ne sont pas des larmes d'adulte, ce sont des larmes d'enfant, elle en cueille une, la frotte entre le pouce et l'index — cesse de pleurer, David! — , elle se met en colère, hurle, me hurle d'arrêter, jusqu'à ce que Linda et Hoyt interviennent pour la calmer, et quelqu'un lui donne un sédatif, pas pour la première ni pour la dernière fois. Tout cela m'est revenu brutalement, d'un seul jet. Mais quand j'ai lu l'article, son impact m'a bouleversé d'un tout autre point de vue.
UNE VOITURE TOMBE DANS UN RAVIN
Un mort, cause inconnue
La nuit dernière, vers trois heures du matin, une Ford Taunus conduite par Stephen Beck, domicilié à Green River, New Jersey, a quitté un pont à Mahwah, non loin de la frontière de l'État de New York. La chaussée était glissante à la suite d'une tempête de neige, mais les autorités n'ont pas encore déterminé les causes exactes de l'accident. Le seul témoin de l'accident, Melvin Bariola, un routier du Wyoming…
J'ai interrompu ma lecture. Suicide ou accident? Les gens s'étaient posé la question. Maintenant, je savais que ce n'était ni l'un ni l'autre.
Brutus a dit:
— Qu'est-ce qu'il y a?
— J'en sais rien, mec.
Puis, après réflexion:
— J'ai pas envie de rentrer.
Brutus n'a pas répondu. Tyrese a regardé à la dérobée son vieil ami. Ils étaient ensemble depuis l'école primaire. Déjà, à l'époque, Brutus n'était pas très bavard. Trop occupé sans doute à recevoir des raclées deux fois par jour — à l'école et à la maison — jusqu'à ce qu'il ait décidé, pour survivre, de devenir la terreur du quartier. À onze ans, il venait en classe avec un pistolet. Et à quatorze, il commettait son premier meurtre.
— T'en as pas marre, Brutus?
Brutus a haussé les épaules.
— On connaît pas autre chose.
La vérité était là, monolithique, incontournable.
Le portable de Tyrese s'est mis à sonner. Il l'a sorti et a répondu:
— Ouais.
— Salut, Tyrese.
Il n'a pas reconnu la voix.
— Qui c'est?
— On s'est rencontrés hier. Dans une camionnette blanche.
Son sang s'est glacé dans ses veines. Bruce Lee! Oh, merde…
— Qu'est-ce que tu veux?
— Il y a quelqu'un ici qui veut te dire bonjour.
Une brève pause, puis TJ a dit:
— Papa?
Tyrese a arraché ses lunettes. Son corps s'est raidi.
— TJ? Ça va?
Mais Eric Wu avait déjà repris le téléphone.
— Je cherche le Dr Beck, Tyrese. TJ et moi espérions que tu m'aiderais à le retrouver.
— Je ne sais pas où il est.
— Quel dommage!
— Je le jure devant Dieu, je ne sais pas.
— Je vois, a soufflé Wu.
Puis:
— Un instant, Tyrese, ne quitte pas. J'aimerais te faire entendre quelque chose.
Le vent soufflait, les arbres dansaient, le violet orangé du soleil couchant était en train de virer à l'étain poli. C'était presque angoissant: j'avais la sensation de me retrouver huit ans en arrière, la dernière fois que j'avais mis les pieds sur cette terre bénie.
Les hommes de Griffin Scope auraient-ils eu l'idée de surveiller le lac Charmaine? Ça n'avait pas beaucoup d'importance. Elizabeth était trop maligne. Comme je l'ai déjà expliqué, il y avait une colonie de vacances avant que mon grand-père ait racheté le terrain. L'indice d'Elizabeth — le Dauphin — était le nom d'un bungalow, celui des grands; c'était le plus reculé, et nous osions rarement nous y aventurer.
La voiture de location a gravi ce qui avait jadis été l'entrée de service de la colonie et dont il ne restait plus grand-chose. Masquée par les hautes herbes, elle ne se voyait guère de la route principale. On avait juste gardé une chaîne en travers, au cas où, avec le panneau DÉFENSE D'ENTRER. La chaîne et le panneau étaient toujours en place, mais toutes ces années d'abandon commençaient à se faire sentir. J'ai arrêté la voiture, décroché la chaîne, puis je l'ai enroulée autour d'un arbre.
J'ai regagné mon siège et pris la direction de l'ancien réfectoire de la colonie. Il n'en subsistait presque rien. On pouvait encore distinguer les carcasses rouillées des fours, et quelques poêles et casseroles jonchaient le sol, mais le temps avait enseveli tout le reste. Je suis descendu et j'ai respiré la fraîche odeur de la verdure. Je m'efforçais de ne pas penser à mon père, mais dans la clairière d'où on apercevait le lac, dont la surface lisse scintillait sous le croissant de lune, j'ai de nouveau entendu le fantôme et me suis demandé cette fois s'il ne criait pas vengeance.
J'ai suivi le sentier, qui lui aussi avait pratiquement disparu. Bizarre qu'Elizabeth m'ait donné rendez-vous ici. Elle n'avait jamais aimé jouer dans les ruines de l'ancienne colonie. Linda et moi, au contraire, nous réjouissions quand nous tombions sur un sac de couchage ou des boîtes de conserve récemment ouvertes; nous nous demandions quel genre de vagabond avait pu les laisser là et si le vagabond en question n'était pas encore dans les parages. Elizabeth, bien plus intelligente que nous, ne s'intéressait pas à ce jeu-là. Les lieux inconnus et l'incertitude lui faisaient peur.
J'ai mis dix minutes à arriver là-bas. Le bungalow était étonnamment bien conservé. Les murs et le toit étaient toujours debout, même si des marches menant à la porte il ne restait plus que des éclats de bois. Le panneau avec le dauphin était là aussi, pendant verticalement sur un clou. Nullement gênés par l'obstacle, mousses, plantes grimpantes et végétaux divers avaient pris possession du bungalow jusqu'à l'intégrer définitivement au paysage: l'encerclant, se frayant un passage à l'intérieur, s'insinuant par les trous et les fenêtres.
— Te voilà de retour.
Le son de cette voix — une voix d'homme — m'a pris au dépourvu.
Instinctivement, je me suis écarté d'un bond, puis je suis tombé, j'ai roulé sur le côté, attrapé le Glock et visé. L'homme s'est contenté de lever les mains, très surpris de voir quelqu'un. Je l'ai regardé, l'arme pointée sur lui. Sa barbe drue ressemblait à un nid de rouge-gorge après une attaque de corneilles. Ses cheveux étaient longs et emmêlés. Il était vêtu d'un treillis en lambeaux. Un instant, j'ai eu l'impression d'être revenu en ville, face à un SDF en train de faire la manche. Sauf que l'attitude n'était pas la même. Solidement campé sur ses jambes, l'homme me fixait droit dans les yeux.
— Vous êtes qui? ai-je demandé.
— Ça fait un bail, David.
— Je ne vous connais pas.
— C'est vrai. Mais moi, je te connais.
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