Les yeux rivés sur cette écriture, elle a articulé:
— Donnez-moi une seconde.
— Ce n'est pas le moment de…
— Une seconde.
Le maquilleur et l'agent se sont écartés. Shauna a décacheté l'enveloppe. Une carte blanche avec la même écriture familière en est tombée. Shauna l'a ramassée. Le message était bref: « Va aux toilettes ».
S'efforçant de respirer calmement, elle s'est levée.
— Qu'est-ce qu'il y a? a questionné Aretha.
— Il faut que j'aille faire pipi.
Son ton posé l'a étonnée elle-même.
— C'est par où?
— Au fond du couloir, à gauche.
— Je reviens tout de suite.
Deux minutes plus tard, Shauna poussait la porte des toilettes. Fermée. Elle a frappé.
— C'est moi.
Et elle a attendu.
Au bout de quelques secondes, elle a entendu le bruit du verrou. Il y a eu un silence. Prenant une grande inspiration, Shauna a poussé de nouveau. La porte s'est ouverte à la volée. Elle a fait un pas sur le carrelage et s'est figée. Devant elle, à côté de la cabine la plus proche, se tenait un fantôme.
Shauna a ravalé un cri.
La perruque châtaine, la silhouette amaigrie, les lunettes cerclées de métal — rien de tout ça ne pouvait masquer l'évidence.
— Elizabeth…
— Tire le verrou, Shauna.
Shauna a obéi machinalement. En se retournant, elle a esquissé un pas vers sa vieille amie. Elizabeth a eu un mouvement de recul.
— S'il te plaît, on n'a pas beaucoup de temps.
Pour la première fois de sa vie sans doute, Shauna ne savait pas quoi dire.
— Tu dois convaincre Beck que je suis morte.
— C'est un peu tard pour ça, Elizabeth.
Cette dernière a balayé la pièce des yeux, comme à la recherche d'une issue.
— J'ai commis une erreur en revenant ici. Une grossière erreur. Je ne peux pas rester. Il faut que tu lui dises…
— On a vu le rapport d'autopsie, a coupé Shauna. Le génie est sorti, on ne peut plus le remettre dans la bouteille.
Elizabeth a fermé les yeux.
— Que s'est-il passé, nom de Dieu?
— Je n'aurais pas dû revenir.
— Ouais, tu l'as déjà dit.
Elizabeth s'est mise à mordiller sa lèvre inférieure. Puis:
— Il faut que j'y aille.
— Tu ne peux pas, a rétorqué Shauna.
— Quoi?
— Tu ne peux pas disparaître à nouveau.
— Si je reste, il mourra.
— Il est déjà mort.
— Tu ne comprends pas.
— Pas la peine. Si tu le quittes encore, il n'y survivra pas. J'attends depuis huit ans qu'il se remette de toute cette histoire. En principe, c'est comme ça que ça se passe. Les blessures se referment. La vie continue. Mais pas dans le cas de Beck.
Elle a fait un pas vers Elizabeth.
— Je ne te laisserai pas repartir.
Il y avait des larmes dans leurs yeux.
— Peu m'importe pourquoi tu es partie, a repris Shauna, se rapprochant imperceptiblement. Ce qui compte, c'est ton retour.
— Je ne peux pas rester, a gémi Elizabeth faiblement.
— Il le faut.
— Même si je signe son arrêt de mort?
— Oui, a répondu Shauna sans hésitation. Même si. J'ai raison et tu le sais. C'est pour ça que tu es ici. Tu sais que tu ne peux pas repartir. Et tu sais que je m'y opposerai.
Elle a avancé d'un autre pas
— Je suis tellement fatiguée de fuir, a murmuré Elizabeth.
— Je comprends.
— Je ne sais plus quoi faire.
— Moi non plus. Mais la fuite n'est pas une solution. Explique-le-lui, Elizabeth. Pour qu'il puisse comprendre.
Elizabeth a levé la tête.
— Tu sais à quel point je l'aime?
— Oui, a dit Shauna. Oui, je le sais.
— Je ne veux pas qu'il souffre.
— Trop tard.
Elles se tenaient maintenant à trente centimètres l'une de l'autre. Shauna aurait voulu la prendre dans ses bras, cependant elle n'a pas bougé.
— Tu as un numéro où le joindre? a demandé Elizabeth.
— Oui, il a un porta…
— Dis-lui: Le Dauphin. Je l'y attendrai ce soir.
— Qu'est-ce que…
Elizabeth s'est faufilée rapidement devant elle, a risqué un œil par la porte des toilettes, s'est glissée dans le couloir.
— Il comprendra, a-t-elle affirmé.
Et elle est partie.
Comme d'habitude, Tyrese et moi sommes montés à l'arrière. Le ciel matinal était couleur de cendres, couleur de pierre tombale. Une fois de l'autre côté du pont George-Washington, j'ai indiqué le chemin à Brutus. Derrière ses lunettes noires, Tyrese étudiait mon visage. Finalement, il a demandé:
— On va où?
— Chez mes beaux-parents.
Il attendait que j'en dise plus.
— Lui est flic, ai-je ajouté.
— Quel est son nom?
— Hoyt Parker.
Brutus a souri. Tyrese aussi.
— Vous le connaissez?
— Jamais travaillé avec lui, mais le nom m'est connu, oui.
— Comment ça, « travaillé avec lui »?
Tyrese a balayé mes questions d'un geste de la main. On était sortis de la ville. J'en avais vécu, des expériences surréalistes ces trois derniers jours: sillonner mon ancien quartier avec deux dealers dans une voiture aux vitres teintées en était une autre. J'ai donné de nouvelles indications à Brutus jusqu'à ce qu'on arrive devant la maison pleine de souvenirs de Goodhart Road.
Je suis descendu. Brutus et Tyrese sont repartis sur les chapeaux de roues. Je me suis approché de la porte et j'ai écouté le long carillon. Les nuages s'étaient assombris. Un éclair a zébré le ciel. J'ai à nouveau appuyé sur le carillon. La douleur a irradié le long de mon bras. J'avais toujours horriblement mal, après l'effort physique combiné à la torture de la veille. Un instant, je me suis demandé ce que je serais devenu sans l'intervention de Tyrese et Brutus. Mais je me suis empressé de chasser cette pensée. Finalement, j'ai entendu la voix de Hoyt:
— Qui est-ce?
— Beck.
— C'est ouvert.
J'ai tendu la main vers le bouton de la porte. Juste avant de toucher le cuivre, j'ai marqué une pause. Bizarre. Le nombre de fois où j'étais venu ici, et jamais dans mon souvenir Hoyt n'avait demandé qui c'était. Il était de ces hommes qui préfèrent la confrontation directe. Pas du genre à se cacher dans les buissons. Il n'avait peur de rien et, bon sang, chacun de ses pas le clamait. Quand on sonnait à sa porte, il l'ouvrait et se plantait droit devant vous.
J'ai jeté un regard en arrière. Tyrese et Brutus étaient partis — pas assez fous pour traîner dans une banlieue blanche devant la maison d'un flic.
— Beck?
Trop tard pour faire machine arrière. J'ai pensé au Glock. La main gauche sur le bouton, j'ai gardé la droite près de ma hanche. Juste au cas où. J'ai poussé le battant, puis passé la tête par l'entrebâillement.
— Je suis dans la cuisine! a crié Hoyt.
J'ai fermé la porte derrière moi. Le séjour sentait le désodorisant au citron, un de ces diffuseurs qu'on branche. J'ai trouvé l'odeur écœurante.
— Tu veux manger quelque chose? a demandé Hoyt.
Il était toujours invisible.
— Non, merci.
J'ai marché sur la moquette en direction de la cuisine. Les vieilles photos étaient toujours sur le manteau de la cheminée, mais cette fois-ci leur vue ne m'a pas perturbé. Quand mes pieds ont foulé le linoléum, j'ai regardé autour de moi. Personne. J'allais rebrousser chemin lorsque j'ai senti le contact du métal froid sur ma tempe. Une main m'a encerclé le cou et m'a tiré brutalement en arrière.
— Tu es armé, Beck?
Je n'ai ni bougé ni parlé.
Sans baisser le revolver, Hoyt a laissé retomber son bras et m'a palpé. Il a trouvé le Glock, l'a sorti, l'a jeté au loin, sur le lino.
— Qui t'a déposé?
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