J'ai laissé la phrase en suspens.
— Penser quoi? a dit Carlson.
Au point où j'en étais…
— Que j'ai quelque chose à voir avec sa mort.
La porte s'est ouverte à la volée, et une femme que j'ai reconnue pour l'avoir vue à la télévision a fait irruption dans la pièce. En l'apercevant, Carlson a fait un bond en arrière. J'ai entendu Stone marmonner dans sa barbe:
— Bordel de merde!
Hester Crimstein n'a pas perdu de temps en présentations.
— Mon client n'a-t-il pas demandé un avocat? a-t-elle lancé.
Faites confiance à Shauna. Je n'avais jamais rencontré mon avocate, mais je connaissais ses prestations d'«expert juridique » dans les talk-shows et dans sa propre émission, Le Crime selon Crimstein , diffusée sur Court TV. À l'écran, Hester Crimstein était rapide, incisive et mettait souvent les invités en charpie. Sa personne dégageait une invraisemblable aura de pouvoir, genre tigre affamé considérant tous les autres comme des gazelles boiteuses.
— C'est exact, a répondu Carlson.
— Pourtant vous êtes toujours là, bien au chaud, à poursuivre l'interrogatoire.
— C'est lui qui nous a parlé en premier.
— Ah, je vois.
D'un coup sec, Hester Crimstein a ouvert son attaché-case, en a sorti un papier et un stylo et les a jetés sur la table.
— Écrivez vos noms.
— Pardon?
— Vos noms, mon petit cœur. Vous savez comment ça s'écrit, n'est-ce pas?
C'était une question rhétorique, néanmoins Crimstein a attendu la réponse.
— Oui, a dit Carlson.
— Évidemment, a ajouté Stone.
— Bien. Alors notez-les. Quand je mentionnerai dans mon émission comment vous avez bafoué les droits constitutionnels de mon client, je veux être sûre de ne pas me tromper dans l'orthographe. En majuscules, s'il vous plaît.
Enfin, elle m'a regardé.
— On y va.
— Minute, a coupé Carlson, on a quelques questions à poser à votre client.
— Non.
— Non? Carrément?
— C'est exactement ça. Vous n'avez pas à lui parler. Il n'a pas à vous parler. Point. Est-ce bien clair, vous deux?
— Oui, a fait Carlson.
Elle a posé son regard noir sur Stone.
— Oui, a grogné Stone.
— Parfait, les gars. Bon, alors, avez-vous l'intention d'arrêter le Dr Beck?
— Non.
Elle s'est tournée vers moi.
— Eh bien, qu'attendez-vous? a-t-elle jeté sèchement. On s'en va.
Hester Crimstein n'a pas prononcé un mot jusqu'à ce qu'on soit bien à l'abri dans sa limousine.
— Où voulez-vous que je vous dépose? m'a-t-elle demandé.
J'ai donné au chauffeur l'adresse de la clinique.
— Parlez-moi de l'interrogatoire. Et tâchez de ne rien omettre.
J'ai relaté ma conversation avec Carlson et Stone du mieux que j'ai pu. Hester Crimstein ne m'a pas regardé une seule fois. Elle a sorti un agenda plus gros que mon tour de taille et s'est mise à le feuilleter.
— Ces photos de votre femme, a-t-elle fait quand j'ai eu terminé. Ce n'est pas vous qui les avez prises?
— Non.
— Et vous avez dit ça à Zig et Puce?
J'ai acquiescé. Elle a secoué la tête.
— Ah, les toubibs! Comme clients, y a pas pire.
Elle a repoussé en arrière une mèche de cheveux.
— Bon, c'était une bêtise, mais ce n'est pas invalidant. Vous dites que vous n'avez jamais vu ces photos auparavant?
— Jamais.
— Mais quand ils vous l'ont demandé, vous l'avez enfin bouclée.
— Oui.
— C'est déjà mieux, a-t-elle estimé en hochant la tête. L'histoire de l'accident dans lequel elle aurait eu ces bleus, c'est la vérité?
— Pardon?
Crimstein a refermé son agenda.
— Écoutez… Beck, c'est ça? D'après Shauna, tout le monde vous appelle Beck. Ça vous ennuie que je fasse pareil?
— Non.
— Bien. Écoutez, Beck, vous êtes médecin, exact?
— Exact.
— Vous prenez des gants avec vos patients?
— J'essaie.
— Pas moi. En aucune circonstance. Vous voulez vous faire dorloter? Faites un régime et engagez un coach. Alors évitons les « Excusez-moi de vous demander pardon » et autres conneries de ce genre. Contentez-vous de répondre à mes questions, OK? L'histoire de l'accident de voiture que vous leur avez racontée. C'est vrai?
— Oui.
— Parce que le FBI va vérifier tous les faits. Vous en êtes conscient, n'est-ce pas?
— Oui.
— Tant mieux, autant que les choses soient claires.
Crimstein a repris son souffle.
— Peut-être que votre femme a demandé à une amie de prendre ces photos, a-t-elle spéculé tout haut. Pour les assurances. Au cas où elle aurait voulu entamer une procédure. Ça peut paraître logique, si jamais on a besoin d'une justification.
Moi, je ne trouvais pas ça logique, mais j'ai préféré me taire.
— Alors, question numéro un: D'où viennent ces photos, Beck?
— Je n'en sais rien.
— Deux et trois: Comment les agents fédéraux ont-ils mis la main dessus? Pourquoi resurgissent-elles aujourd'hui?
J'ai secoué la tête.
— Et, par-dessus tout, pourquoi cherchent-ils à vous épingler? Votre femme est morte il y a huit ans. C'est un peu tard pour vous accuser de violences conjugales.
Elle a réfléchi une ou deux minutes, puis elle m'a regardé et a haussé les épaules.
— Peu importe. Je vais passer quelques coups de fil pour voir ce qu'ils manigancent. En attendant, ne faites pas l'imbécile. Ne dites rien à personne. C'est clair?
— Oui.
Abîmée dans ses réflexions, elle s'est laissée aller en arrière.
— Je n'aime pas ça, a-t-elle conclu. Mais alors, pas du tout.
Le 12 mai 1970, Jeremiah Renway et trois autres extrémistes avaient déposé une bombe à la faculté de chimie de l'Eastern State University. La rumeur courait parmi les membres de l'organisation clandestine que les scientifiques de l'armée utilisaient les labos universitaires pour mettre au point du napalm sous une forme très puissante. Les quatre étudiants, qui s'étaient affublés du nom très original de « Cri de la Liberté », avaient décidé de monter un coup spectaculaire, sinon tapageur.
À l'époque, Jeremiah Renway ignorait si la rumeur était fondée. Aujourd'hui, plus de trente ans après, il en doutait. Mais peu importe. L'explosion n'avait causé aucun dégât matériel. Deux vigiles de l'université étaient toutefois tombés sur le paquet suspect. Quand l'un d'eux l'avait ramassé, le paquet avait explosé, tuant les deux hommes.
Tous deux avaient des enfants.
L'un des « combattants de la liberté » avait été arrêté deux jours plus tard. Il était toujours en prison. Le deuxième était mort d'un cancer du côlon en 1989. La troisième, Evelyn Cosmeer, avait été arrêtée en 1996. Actuellement, elle était en train de purger une peine de sept ans de réclusion.
Ce soir-là, Jeremiah s'était enfui dans les bois et ne s'était plus risqué au-dehors. Il avait peu de contacts avec ses semblables, il n'écoutait guère la radio et regardait rarement la télévision. Il ne s'était servi du téléphone qu'une seule fois — un cas d'urgence. Son véritable lien avec le monde extérieur, c'étaient les journaux, même si leur compte rendu des événements qui avaient eu lieu ici huit ans auparavant était totalement erroné.
Jeremiah était né et avait grandi sur les contreforts du nord-ouest de la Géorgie, où son père lui avait enseigné toutes sortes de techniques de survie. La leçon primordiale cependant était simple: on peut se fier à la nature, mais pas à l'homme. Jeremiah l'avait momentanément oubliée. Maintenant il la vivait au quotidien.
Craignant qu'on ne cherche du côté de sa ville natale, il s'était réfugié dans les bois de Pennsylvanie. Il avait erré pendant quelque temps, changeant de camp toutes les nuits ou presque, jusqu'à ce qu'il découvre le confort relatif et la sécurité du lac Charmaine. Il y avait là d'anciens dortoirs où l'on pouvait s'abriter quand le temps se gâtait sérieusement. Et peu de visites: en été surtout, et encore, seulement le week-end. Il était libre de chasser le cerf et de manger la viande plus ou moins en paix. Aux rares moments de l'année où il voyait du monde au lac, il se cachait ou bien s'en allait plus à l'ouest.
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