Ou alors il observait.
Pour les enfants qui jadis venaient ici, Jeremiah Renway avait été le croque-mitaine.
Immobile, il regardait à présent les agents s'égailler sur le terrain dans leurs parkas noires. Les parkas du FBI. La vue de ces trois lettres jaunes lui glaçait encore le cœur.
Personne n'avait pris la peine de boucler la zone, en raison sans doute de son éloignement. Renway n'avait pas été surpris quand ils avaient trouvé les corps. D'accord, les deux hommes avaient été enterrés avec le plus grand soin, mais Renway savait mieux que quiconque que les secrets n'aiment pas rester enfouis. Son ancienne complice, Evelyn Cosmeer, qui s'était métamorphosée en mère de famille modèle dans une banlieue de l'Ohio avant son arrestation, le savait aussi. L'ironie de la situation n'avait pas échappé à Jeremiah.
Il demeurait caché dans les broussailles. Le camouflage, c'était son truc. Personne ne pouvait le voir.
Il repensait à cette soirée d'il y a huit ans, où les deux hommes avaient trouvé la mort: les coups de feu soudains, le bruit des pelles attaquant le sol, les grognements qui ponctuaient l'effort. Il avait même envisagé d'informer les autorités de ce qui s'était passé — depuis le début.
Anonymement, bien sûr.
Mais, à la fin, il avait renoncé. Un homme, ça n'était pas fait pour vivre en cage, même si certains arrivaient à y résister. Jeremiah n'était pas de ceux-là. Son cousin Perry avait été enfermé pour huit ans dans un pénitencier fédéral, confiné vingt-trois heures sur vingt-quatre dans une cellule exiguë. Un matin, Perry avait tenté de se tuer en se jetant la tête la première contre le mur de ciment.
Jeremiah aurait fait pareil.
Il était donc resté muet. Pendant huit ans, en tout cas.
Mais il pensait beaucoup à cette soirée-là. Il pensait à la jeune femme nue. Aux hommes embusqués. À l'échauffourée devant la voiture. Il pensait au bruit mouillé, ignoble, du bois meurtrissant ses chairs. Il pensait à l'homme abandonné à son sort.
Et il pensait aux mensonges. C'étaient les mensonges, surtout, qui l'obsédaient.
Le temps de retourner à la clinique, la salle d'attente était bondée, et ça piaffait d'impatience. Le téléviseur était en train de passer en boucle La Petite Sirène ; à la fin, la cassette défraîchie et décolorée par l'usure se rembobinait automatiquement et ça repartait pour un tour. Après toutes ces heures en compagnie du FBI, je me sentais des affinités avec elle. Je n'arrêtais pas de ressasser les paroles de Carlson — c'était bien lui, le chef du duo — pour essayer de comprendre où il voulait en venir, mais ça ne faisait que brouiller le tableau et le rendre encore plus surréaliste. Ça m'a aussi filé une migraine carabinée.
— Salut, Doc.
Tyrese Barton a sauté sur ses pieds. Il portait un pantalon avachi et un blouson de sport trop grand, signés de quelque créateur que je ne connaissais pas, mais que je n'allais pas tarder à connaître.
— Salut, Tyrese.
Il m'a gratifié d'une poignée de main compliquée, un peu comme une figure de danse où il aurait mené et moi j'aurais suivi. Lui et Latisha avaient un fils de six ans prénommé TJ. TJ était hémophile. Et aveugle par-dessus le marché. Je l'avais rencontré alors qu'on l'avait amené en catastrophe, encore nourrisson, et que Tyrese était à deux doigts d'être arrêté.
Ce jour-là, affirmait Tyrese, j'avais sauvé la vie de son fils. C'était une hyperbole.
Mais peut-être bien que j'avais vraiment sauvé Tyrese.
Il considérait depuis qu'on était amis… lui dans le rôle du lion, et moi, d'une souris qui lui aurait retiré une épine de la patte. Il se trompait.
Bien que lui et Latisha ne soient pas mariés, il était l'un des rares pères que je voyais ici. Quand il a eu fini de me serrer la main, il m'a glissé deux Ben Franklin [1] Billet de cent dollars. (N.d.T.)
comme si j'étais un maître d'hôtel dans un grand restaurant.
Puis il m'a adressé un clin d'œil.
— Prenez bien soin de mon gamin, hein?
— Tout à fait.
— Vous êtes le meilleur, Doc.
Il m'a remis sa carte professionnelle, qui ne portait ni nom, ni adresse, ni fonction. Juste un numéro de portable.
— Si vous avez besoin de quelque chose, vous m'appelez.
— J'y penserai, ai-je dit.
Nouveau clin d'œil.
— N'importe quoi, Doc.
— Tout à fait.
J'ai empoché les billets. Ce rituel durait depuis six ans. Par mon travail à la clinique, je connaissais beaucoup de dealers. Mais aucun qui ait survécu six ans.
L'argent, évidemment, je ne le gardais pas pour moi. Je le donnais à Linda pour son institution caritative. Légalement, c'était discutable, certes, mais d'après mon raisonnement il valait mieux que l'argent aille à une œuvre de bienfaisance plutôt qu'à un trafiquant de drogue. Je n'avais pas la moindre idée de la situation financière de Tyrese. Néanmoins, il roulait toujours dans une voiture neuve — sa préférence allait aux BMW avec vitres teintées —, et la garde-robe de son gamin valait plus cher que le contenu de ma penderie. Mais la mère de l'enfant avait droit aux soins gratuits, si bien qu'il ne payait pas les consultations.
C'est énervant, je sais.
Le portable de Tyrese a fait entendre quelque chose comme du hip-hop.
— Faut que je m'arrache, Doc. J'ai du boulot.
— Tout à fait, ai-je répété.
Il m'arrive parfois de me mettre en colère. N'importe qui réagirait de la même façon à ma place. Mais, dans ce brouillard, il y a des enfants. Des enfants qui ont mal. Je ne prétends pas que tous les enfants sont des anges. Parmi mes patients, je sais — je sais — que certains vont mal tourner. Mais, indépendamment de tout ça, les enfants sont vulnérables. Ils sont faibles et sans défense. Croyez-moi, j'ai vu des spécimens qui modifieraient votre définition de l'être humain.
Du coup, je me consacre aux enfants.
J'étais censé travailler jusqu'à midi seulement, mais pour rattraper mon détour par le FBI j'ai prolongé les consultations jusqu'à trois heures. Naturellement, toute la journée j'ai pensé à l'interrogatoire. Les photos d'Elizabeth, tuméfiée et vaincue, défilaient dans mon esprit à la manière grotesque des images projetées par une lanterne magique.
Qui pourrait être au courant de ces photos?
La réponse, en y réfléchissant de plus près, semblait évidente. Je me suis penché pour décrocher le téléphone. Ce numéro, que je n'avais pas composé depuis des années, je m'en souvenais encore.
— Studio Schayes, a répondu une voix féminine.
— Salut, Rebecca.
— Mon salaud! Comment vas-tu, Beck?
— Bien. Et toi?
— Pas trop mal. Du taf par-dessus la tête.
— Tu travailles trop.
— Plus maintenant. Je me suis mariée l'an dernier.
— Je sais. Désolé de n'avoir pas pu me libérer.
— Tu parles!
— Félicitations quand même.
— Alors, quoi de neuf?
— J'aimerais te poser une question.
— Mmmm.
— À propos de l'accident de voiture.
J'ai entendu un écho métallique. Puis le silence.
— Tu te rappelles l'accident de voiture? Avant la mort d'Elizabeth?
Rebecca Schayes, la meilleure amie de ma femme, se taisait.
Je me suis éclairci la voix.
— Qui était au volant?
— Quoi?
Elle n'a pas dit ça dans le combiné.
— Attends une minute.
Puis, s'adressant à moi:
— Écoute, Beck, j'ai un truc à faire, là. Je peux te rappeler tout à l'heure?
— Rebecca…
Mais elle avait déjà raccroché.
Une vérité première à propos de ces tragédies: l'âme en sort bonifiée.
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